Il faut chercher les origines de Bondage dans Rock Radicals Records ?
Marsu : J’avais déjà sorti une compilation, “30 tubes pour l’été”, où l’on retrouvait une bonne partie de la scène punk et post-punk de l’époque, plus des groupes de cold, d’indus, rencontrés à l’époque de Pali-Kao et dans le cadre de notre émission de radio, plus des groupes de rock’n’roll comme les Coronados. Rock Radicals Records (R.R.R.) s’était monté un peu avant pour produire les disques des Brigades. Rapidement le groupe a splitté, grand classique… Surtout quand on connaît les personnalités de Vlad d’un côté et de Kid Bravo de l’autre… Les Brigades ont recommencé avec un nouveau guitariste et un nouveau batteur. À l’origine de R.R.R., on a Vlad, le chanteur, Kid Bravo, et Philippe Baïa. Après le splitt, Vlad s’en va, il manque donc une personne dans l’asso et on me propose de rejoindre le label. Je ne réfléchis pas plus de cinq minutes, et je fonce. On remonte donc une nouvelle asso. On aurait pu garder le même nom, mais pour des raisons historiques et éthiques, c’était mieux de changer. R.R.R. était vachement lié à l’histoire des Brigades, et Jean-Yves avait envie de faire un truc plus fun. C’est pour ça que l’on va s’appeler Bondage. Pas pour le côté sadomaso, qui peut faire par ailleurs rock’n’roll, mais pour réintégrer la sexualité dans le concept général du rock.
Play me sexy !
Marsu : Je trouve que l’on a exploité cette idée de manière risible, même s’i ce glissement n’était pas initéressant. Les Brigades étaient un groupe structuré idéologiquement, et avec le développement de Bondage et l’arrivée de nouveaux groupes, Béru, Washington, Ludwig, Nuclear Device (même si ND tombe plus sous le sens), la plupart des autres vont déborder musicalement et même idéologiquement. les Brigades étaient krypto-trotkystes, Clashiens quoi, et les Bérus plutôt anars situs et plus noirs musicalement. Partant de là, le succès aidant, on a commencé à choper d’autres groupes qui marchaient et puis tu connais l’histoire, on a accroché les wagons aux locomotives, ils sont devenus à leur tour des locomotives ; on en a accroché d’autres derrière ; parallèlement, d’autres agissaient ailleurs, et l’on est arrivé au gros boum de l’alternatif.
Au départ vous êtes trois ?
Marsu : Oui, mais les gens des groupes étaient très proches de nous, en réalité il y avait beaucoup de monde autour de nous, à commencer par la copine de Kid Bravo qui faisait les pochettes… C’était une sorte d’évidence, le truc roulait, et comme il était en expansion, il roulait facilement… Quel était votre but, que mettiez-vous derrière ? Marsu : La révolte, l’idée de pouvoir faire les choses par soi-même, occuper les marges, construire une alternative nouvelle. Quand le monde t’apparaît agressif, chaotique et insensé, tu éprouves le besoin de te poser des questions, et de trouver, pas forcément LES réponses, mais au moins les réponses qui te satisferont momentanément, qui te permettront de faire des choses. Je suis pour le doute absolu, tant qu’on en sort… !
Vous avez déjà au départ cette volonté de structurer la scène et d’avoir une démarche “alternative” ?
Marsu : Évidemment, parce que c’était notre culture. Même si Philippe avait plus le profil d’un boss de label indépendant, il aurait été à l’aise en Angleterre ! C’est plus le côté “structurer une aventure” qui l’intéressait que le côté politique, parce que ça, je pense qu’il en était à 50.000 lieues. Kid Bravo était un peu tortueux à ce niveau, mais il était clair politiquement. Et moi, j’étais influencé par l’anarchopunk… Devenir punk, pour moi, c’était un choix carrément philosophique… En même temps, on ne se rendait pas compte que ça allait avoir un tel succès. Ce qu’on voulait être, c’était un label indépendant, digne de ce nom, comme il y en a à l’étranger. J’insiste sur le côté empirique de l’ensemble. Comment donner une forme physique à des idées, ou des idéaux ? Ce n’est jamais évident, alors tu tâtonnes, ça se fait collectivement, personne n’a jamais forcément le même point de vue. Tu es plus souvent d’accord sur ce que tu ne veux pas… On n’est pas arrivés non plus avec un B-A BA du D.I.Y. ou du label indépendant…
Quelles étaient les valeurs de base du label ?
Marsu : Nous venions de la scène, et l’idée de base, c’était de faire les choses que nous aurions appréciées en tant que public. À partir du moment où tu veux que la culture soit populaire, il faut qu’il y ait un accès maximum, donc peu cher, et donc en tant que label que tu crées les ponts pour que le public accède à l’univers d’un groupe. Qu’il chante en français aide beaucoup. Défendre des valeurs positives permet aux gens de se structurer. Faire des concerts où les gens s’amusent…
Avec une politique tarifaire…
Marsu : Oui, qui coulait de source, ça nous semblait totalement logique par rapport à notre vision du rock. Le rock était devenu un truc complètement propre sur lui, délavé. Donc il fallait réintégrer des trucs politiques dedans, pour qu’il ait un côté virulent et décalé, avec des éléments antagonistes au système. Parallèlement, il y avait la volonté de créer un circuit autre que celui du business, de créer une culture qui soit accessible à tous et populaire. Ça voulait dire : faire des disques et des concerts pas chers, prendre des groupes avec un discours, de préférence avec des textes en français pour qu’ils soient compréhensibles par le plus grand nombre… Il y avait une volonté de mettre en adéquation l’attitude, le fonctionnement, la musique et les paroles. Ça, c’est ce que nous avaient enseigné les labels anarcho-punks. Pour autant, accessible ne voulait pas dire cheap ; les disques devaient aussi être bien emballés. Pour nous, le punk n’était pas que de la musique, mais une culture au sens large, avec des idées, des codes, des créateurs tous azimuts (graphistes, peintres…), une cohérence dans la diversité… Les gens qui sont rentrés dans le label l’ont fait par passion, par envie, parce qu’ils avaient de l’énergie à dépenser, ce n’était pas censé rapporter de l’argent…
Parmi la génération rock qui nous précède, il y a des gens pour qui cette musique est en soi contre-culturelle. Pas besoin de réaffirmer des idées ou des valeurs, elles sont déjà intrinsèques au rock’n’roll. Tatane [éminence grise du garage toulousain, NDA] et l’équipe de Nineteen, ou encore les gens de Closer [label du Havre, NDA] font partie de ceux-là. Notre démarche, par rapport à cette génération un peu plus âgée que la nôtre, consistait à réintégrer des idées politiques dans le rock, car nous constations qu’elles avaient disparu. Quand je dis on, je parle de quelques centaines de personnes dans tout le pays, qui avaient été formatées par la mouvance autonome, squats, de la fin 70-début 80, et par le punk. Quand tu es un jeune punk rocker, tu as envie de renverser le monde, et quand tu vois des gens plus âgés que toi qui le font, ils foutent le feu, cassent des trucs, forcément, tu te reconnais assez facilement là-dedans…
Quels étaient les groupes qui constituaient le pool de départ de Bondage ?
Marsu : Les premières sorties de Bondage, qui ont encore la numérotation R.R.R. (Rock Radicals Records) ce sont Béru, Nuclear Device, une compilation live en coprod avec VISA (qui est une bonne illustration de la scène de Pali-Kao et des Cascades). On fait une autre compilation avec Alerte Rouge, un fanzine de tendance trotskyste, où l’on retrouve Kid Bravo, les Kamionërs du Suicide, Red London, Haine Brigade…, proche de la scène radicale de l’époque. On a aussi le premier 45 tours et l’album de Parabellum, en coprod avec Gougnaf. Tout ça, c’est de la fin 84 à la fin 86. En 86, changement de numérotation dans les références des disques, en décembre nous avons transformé le label en S.A.R.L. : Bondage Production. Cette année-là, on a sorti le premier album de Washington Dead Cats, “3 petits keupons“ de Ludwig Von 88, “Abracadaboum !“ des Bérus, “Desperados”, “Coscoron Steady Beat“ de Nuclear Device, les ventes de disques ont commencé à décoller sévère. “Concerto pour détraqués” a été le disque qui a vraiment lancé le label. C’était un condensé d’hymnes générationnels qui a marché progressivement, passant de quelques milliers à plusieurs dizaines de milliers de ventes. À partir de fin 86, c’est parti en flèche. “Joyeux merdier “ des Bérus était symbolique à ce titre. Sorti en décembre 86, il avait une pochette couleur ; pour un maxi 45 tours, il apparaissait comme une grosse production. En 85, nous avions sorti trois disques. En 86, dix. En 87, on a lancé un sous-label destiné aux groupes étrangers : Bondage International.
Quels étaient vos critères musicaux pour choisir les groupes ?
Marsu : Le choix se faisait à la fois par cooptation et de manière collégiale. Il fallait aussi que les groupes professent les mêmes valeurs que nous et soient capables de les faire passer dans le public. On essayait aussi de ne pas faire concurrence aux autres labels. À l’époque, O.T.H. étaient structurés de leur côté, il y avait également Gougnaf, VISA, Negative Records -le nouveau label des Brigades-, Kronchtadt Tapes, et l’idée c’était d’être complémentaires et alliés, pas en concurrence. Mais à part Nuclear Device, c’est vrai qu’on était quand même “parisiens tête de chiens”… Et le fait qu’on soit efficaces médiatiquement, comme Gougnaf et Kronchtadt, a permis que nous imprimions notre image de marque à tout le mouvement.
Et vous aviez des pratiques particulières avec les groupes du label ?
Marsu : Le label était producteur des albums. Mais les groupes avaient une très grande autonomie. Le fonctionnement au niveau financier reposait sur le profit-sharing, le partage des bénéfices, comme le font les anglais. Au lieu d’avoir des royautés dès le départ, ils touchaient quand on faisait du bénef. Les prises de décision au sein du label étaient collégiales, comme on était peu nombreux et qu’on était potes, tout se décidait en tchatchant. Les groupes avaient leur mot à dire, mais tout était empirique, il n’y avait pas de réunion plénière. C’étaient des rapports d’égal à égal, avec des amis, dans le respect, même quand on bataillait ferme.
Plus âgé, Philippe était un peu le bon-papa du label, c’est lui qui tenait les cordons de la bourse et qui s’occupait de la gestion pure. Il disait ce qui était possible. Kid Bravo accompagnait beaucoup les groupes en studio, et faisait office de producteur artistique, moi je m’occupais de la promo.
Au niveau des tournées ?
Marsu : On travaillait beaucoup avec les fanzines, avec les radios libres. Quand des gens comme Boucherie vont rappliquer, avec un discours plus “pro”, ça va faire hiatus. Parce qu’ils n’étaient pas issus de notre petit réseau. Et on a creusé un peu artificiellement les différences. Certes, il y en avait… Le fait d’être distribué par une major, pour nous, c’était absolument rédhibitoire. Mais dans la pratique…
Quand est ce que vous prenez conscience de l’existence du réseau ?
Marsu : Ben on le construisait… Donc elle se faisait au fur et à mesure… ! On sentait qu’on était sur une vague ascendante. Rien qu’au nombre de gens qui déboulaient dans les concerts… On voyait bien qu’il n’y avait pas photo entre les groupes de la scène alternative et les autres. C’est peut-être parce que les choses se sont faites très naturellement qu’on s’est retrouvé au bout d’un moment avec quelque chose de complètement délayé, qui partait dans toutes les directions… On aurait dû structurer plus. Mais en même temps ça n’aurait pas été aussi ouvert… C’est le défaut.
Dans Bondage, on va s’efforcer d’avoir une politique de sortie cohérente. Sur Bondage International on sortait des groupes étrangers qui nous plaisaient avant tout artistiquement, des choses plus rock’n’roll dont les gens n’avaient pas forcément de discours politique comme les Lords of the New Church, les Stupids… Mais aussi Kortatu, et la Polla records.
En 88, avec le succès du label, on s’est encore ouvert, et on a monté “STOP IT BABY” [titre d’un morceau du groupe Heard, (garage 60’s américain), présent sur les compilations Peebles, NDA] avec David Dufresne. L’optique était assez proche d’autres gens qu’on respectait, comme Closer ou Nineteen. Les groupes de ce label n’étaient pas politisés. C’était juste du rock’n’roll, avec l’ambiguïté qu’il pouvait y avoir sur la notion de contre-culture. Est ce que le rock’n’roll fait partie intrinsèque de la contre-culture ou pas… ? On essayait de se tenir à notre discours qui était de créer une contre-culture, pas en marge du système mais dans les friches, dans les espaces laissés libres. Tout en parlant de punk ou de rock alternatif, il y avait une volonté de faire autrement qui n’était pas très bien définie. Parce qu’à l’époque, à partir du moment où tu voulais exister hors des majors, faire des concerts pas chers, tu étais déviant complet. Maintenant ce ne serait plus suffisant.
On a perdu de la force parce que tout le monde pouvait avoir ce discours. Le rock alternatif a été victime de son succès. À partir du moment où tout le monde a pu s’emparer de ce qui faisait notre image de marque, qu’est ce qu’il est resté…
La chute de Bondage s’est passée en plusieurs périodes. Il y a eu une première crise quand les groupes ont commencé à se faire récupérer par les majors, enfin les plus gros, entre autres la Mano Negra, en 1988. Il y avait une explosion des budgets de production, parce qu’on voulait sortir des disques bien faits, léchés, au même niveau de production que les majors, ce qui était une erreur… Des groupes voulaient devenir professionnels, en se disant : “après tout on a l’opportunité d’en vivre, on signe dans des conditions favorables, on pourra garder notre discours, avoir plus de public, du succès…” Personne n’avait osé passer le cap pendant cinq ans, parce que l’exemple des groupes signés précédemment sur les majors, tels les Porte-Mentaux avait été désastreux. Quand la Mano Negra a marché, les gens ont vu que c’était possible, et que le public suivait, que ton image de marque n’était pas détruite instantanément… Ça a été le signal de la débandade.
De Bondage, trois groupes sont partis : les Satellites, les V.R.P. et les Babylon Fighters. Des groupes qu’on avait développés, qui avaient un fort potentiel public. En même temps, leur discours business avait commencé à gercer les autres. Tous les investissements qu’on avait faits en vue du futur se sont barrés d’un coup, ils ont profité aux grosses boîtes. Parallèlement, le groupe historique du label, les Bérus, même s’il était en perte de vitesse (ça, c’est mon point de vue), était parti aussi. Et ça s’était passé de manière assez violente. L’embrouille était venue sur une base “les Satellites ont plus de budget de studio que nous”, sachant que ça avait été négocié à la base et que normalement ils avaient largement assez pour terminer l’enregistrement du nouvel album, mais comme ils n’étaient pas assez pros ça avait coûté plus cher…
Et là, on n’avait plus de budget pour ça… Du coup, il y a eu un clash entre Loran et Kid Bravo ; ça a dégénéré ensuite sans qu’il soit possible de colmater la brèche. C’était devenu la guerre de village sicilien, la cata intégrale… Donc période de crise, on a pris acte du départ des groupes, revendu les droits des V.R.P. et des Satellites aux majors, ce qui nous a permis de repartir avec les groupes qui restaient, Ludwig, les Thugs… Sachant que les Washington avaient aussi fait leur vie de leur côté. Pour plein de gens, ça a été le signal du moment où il fallait se ranger. L’image de Bondage va en sortir étrillée au dernier degré.
Parallèlement, il y avait les attentats à Paris, la guerre du Golfe, qui ont vidé les magasins de disques pendant huit mois. Tout le circuit a pris une claque, et notre distributeur de l’époque, Danceteria, a fini par déposer le bilan en nous plantant de de 450.000 francs. Comme la plupart des labels indés, nous courrions devant nos dettes. En l’occurrence, on s’est pris le mur dans la figure, après il nous est tombé dessus, et ensuite le rouleau compresseur de nos dettes nous a rattrapé et roulé dessus. L’affaire était réglée… On avait plusieurs possibilités à ce moment-là… Mais une seule envisageable : première possibilité, on mettait la clé sous la porte et on s’enfuyait en courant, mais ça ne se fait pas, en tout cas ce n’était pas honorable parce qu’on avait une responsabilité envers les groupes, une histoire et des valeurs… Deuxième solution, on trouvait des repreneurs et on revendait tout… Ça n’aurait pas été très équitable ni correct envers les groupes… Troisième solution, on trouvait de nouveaux partenaires, comme ça avait été le cas lors de la première crise, avec les gens de Mix-it et de Visa, qui avaient ramené leurs propres groupes à ce moment-là. En fait, on s’est acoquiné avec les gens qui avaient fait le premier clip des Satellites, “Les Américains”, une structure de vidéo (Mix-it nous avait déjà amené le studio) et en même temps des gens qui avaient la réputation d’être de bons gestionnaires. Ce qui nous manquait.
J’ai alors revendu les parts qui me restaient dans Bondage, et ils sont devenus majoritaires, donc au contrôle. Il y avait un “gentlemen agre-ement” pour que l’on garde les mêmes relations avec les groupes et le contrôle artistique. Pas mal de gens étaient partis, et j’étais le dernier de l’époque originelle encore là, une sorte de “gardien du temple”… Après une période d’état de grâce, qui a duré six-neuf mois, la nouvelle direction a pensé avoir tout compris et a commencé à reprendre les rênes d’une façon plus business, entre autres avec des contrats plus “classiques” et plus raides. Il y a eu une phase de conflit, et j’ai été viré. Je n’avais de toute façon plus voix au chapitre. En peu de temps, les autres membres de l’équipe (KK, Yves), et les groupes rescapés (notamment Ludwig) sont partis ou ont arrêté.
À partir de 1993, je me suis posé la question : “est ce que ça vaut le coup de remonter un label après une telle claque ?” J’ai fait une sorte de tour des popotes pendant six mois, je suis allé voir les uns et les autres un peu partout en France, et j’en ai conclu qu’on était pratiquement revenu aux années 80 et qu’il fallait remettre ça… Et en même temps ne pas se déparaître d’un discours. Avec des anciens de Bondage, on a remonté Crash Disques avec la vision idéale qu’on avait d’un fonctionnement de label alterno.