Laid Thénardier est un groupe très particulier dans la scène, comment s’est il créé ?
Doc Justice : Quand on a monté le groupe, on ne savait pas jouer… Le propulseur a été François, le premier batteur des Brigades. C’était un très bon pote, il habitait la même banlieue que nous.
L’envie de faire un groupe, c’est d’abord pour la musique ou pour créer un outil de propagande ?
Doc Justice : Ce n’était pas pour la musique… François, de son nom de scène Tony Aigri (en rapport aux Brigades Rouges) [Antonio Négri, philosophe et député italien, un des théoriciens de l’opéraïsme, condamné en 1979 à 30 ans de prison pour des liens présumés avec les Brigades Rouges, NDA], nous a fait plonger de rien au punk rock. Il nous a amené l’attitude, le contenu… L’envie de faire un groupe était assez excitante… Mais on n’était pas un groupe de musiciens à la base… Il n’y a que Mox le guitariste qui avait une formation classique de violoncelliste…
Tout est politique dans vos paroles…
Doc Justice : Tout, tout, tout. Pour nous, ça a été très simple. Ça a été on/off. On a rencontré Tony Aigri, on a vu ce qu’il faisait, les Brigades, les Clash, une attitude… Les thèmes évoqués par les Brigades nous parlaient, leur attitude aussi, mais pas forcément leur musique… On écoutait du punk, du reggae, du rap, et on a fait d’une pierre deux coups. En faisant de la musique et en amenant un contenu politique. Les deux sont arrivés en même temps. Peut-être que certains d’entre nous étaient musiciens sans le savoir… Mais par exemple Buz n’était pas un chanteur, c’était un littéraire, quelqu’un qui avait un bon verbe, il était charismatique, mais ce n’était pas un chanteur. Mais personne n’aurait pu prendre sa place, c’était vraiment un groupe de copains. On s’est attribué les rôles de manière complètement arbitraire. Moi à la basse, lui au chant, Mox à la guitare, une boîte à rythmes, et ensuite le frère de Mox, Sinus au clavier. Dans un deuxième temps sont arrivés des cuivres, et sur le dernier maxi 45-tours un deuxième chanteur Romain. On s’est donc attribué les rôles de manière arbitraire, par affinités, et personne n’a jamais changé de place. Ça devait être la bonne… Au départ, Tony Aigri a joué six mois avec nous, mais on n’a jamais fait de scène ensemble.
C’est Buz qui écrivait tous les textes ?
Doc Justice : Oui, pratiquement. Il écrivait tout, mais il fallait que ça plaise à tout le monde. Si l’un d’entre nous disait : ce thème ne me plaît pas, on ne le faisait pas. Tout le monde avait droit de veto, sur un mot, une phrase, ou un texte entier.
Politiquement vous vous situiez où ?
Doc Justice : On était dans un contexte, avec la montée de Le Pen entre autres, où il fallait qu’on milite… On était sur des problématiques sociales, pas idéologiques… comme beaucoup à ce moment-là. Tu trouvais des anars chez les Redskins et des rouges chez les autonomes… Laid Thénardier étaient plus dans une logique de résistance que dans une logique de construction. Je ne sais pas si on a milité réellement. En tout cas on en a eu l’impression. Doc Justice : On était à 50% rebeus, (Laid Thénardier : 50% rebeus, 100% relous), et dans une scène surtout composée de “petits blancs”… on était clairement à gauche, mais peut-être pas autant que certains ont voulu le croire… on accompagnait des gens qui étaient très à gauche sur des thèmes qu’on avait en commun. On n’a rien inventé, on n’a rien découvert. Il faut avoir l’honnêteté de dire qu’on nous a tout présenté sur un plateau, et qu’on s’est servi. Nos thèmes n’étaient pas si à gauche que ça… Même si on avait un discours assez radical pour marquer les esprits… Rétrospectivement, je ne trouve pas qu’on était si radicaux que ça. Les expulsions, l’antifascisme, le colonialisme, le problème Palestinien etc. sont des thèmes qui sont encore d’actualité avec un petit décalage, quand on relit les textes ça peut paraître un peu réchauffé. C’est parce que ça a vingt ans d’âge… Et du coup en 2002, quand Le Pen s’est retrouvé au second tour, nous on n’est pas tombé des nues… Il a fallu que la France se regarde un peu en face… Elle a rougi d’ailleurs !
Musicalement vous vous situiez où ? Parce que la diversité qui va caractériser le rock alternatif, n’est pas encore au rendez-vous, et vous arrivez avec une espèce d’ovni…
Doc Justice : Exactement. On était entre le rap, les Stranglers, Killing Joke, les Clash, les Specials… C’était du punk, du reggae, du hip hop, de la new wave… On a mixé un peu tout ça et ça a donné ce que tu connais. J’étais complètement autodidacte et Mox, le guitariste, lui avait une formation classique. On avait donc un mode de création musicale un peu particulier. J’arrivais avec une ligne de basse et lui faisait des arrangements. Comme il avait presque l’oreille absolue, il inventait sur place des accords qui correspondaient. Je faisais mon truc qui était parfois dissonant, et lui se calait dessus en trouvant des accords… C’est aussi ce qui a donné ce côté un peu bizarre… À part pour le dernier album, où on est un peu plus rentré dans le rang, en faisant du reggae et du hip hop.
Vous sortez votre premier maxi 45-tours, “Le cou tranché, sourire kabyle”, sur “Samedi Soir, Dimanche Matin” ?
Doc Justice : C’était des copains de Tony aigri. Ils étaient très liés aux Brigades, à Vlad. Je pense qu’ils se sont intéressés à nous, plus pour notre radicalité et notre attitude que sur des aspects musicaux. Même si je pense que notre côté atypique leur plaisait. Ils nous ont proposé une coproduction, où l’on se chargeait de payer le studio, et eux le pressage. Ils nous ont laissé une totale liberté sur les paroles, la musique et la création de la pochette. Sur le livret qui accompagnait le disque, on a indiqué la facture, on mettait les prix au plus bas, uniquement pour se rembourser. La démarche était là… Là-dessus, on s’est beaucoup fait critiquer par les autres groupes. Parce qu’on était étudiants, parce qu’on avait dit qu’on ne voulait pas vivre de notre musique. On l’assumait, on avait d’autres objectifs professionnels, pour nous la musique c’était pour le plaisir et ausi un vecteur politique… On faisait passer un message, on se faisait plaisir et on ne voulait pas en faire un business. Le premier disque, on le vendait même à perte, volontairement, pour que ce ne soit pas cher et ne pas faire un business de notre “art”. On s’est fait traiter de petits-bourgeois… Les provenances sociales des membres du groupe étaient différentes, il y avait effectivement des petit-bourgeois, mais aussi des vrais fils de prolétaires, ce n’était pas le souci. Si les Thénardiers existaient maintenant, les morceaux seraient free on line. Ce premier album, je le revendique. J’aimais beaucoup Marquis de Sade, Orchestre Rouge, et c’était dans la lignée et de la new wave post punk immédiat… On a fait ce choix de musique un peu torturée… L’album a été bien reçu. C’était musicalement inclassifiable, mais on a eu une très bonne presse.
Là, on est en 1987, vous tournez ?
Doc Justice : Vu nos impératifs divers et variés on n’a pas tourné énormément. On n’avait pas d’impératifs de rendement parce qu’on ne comptait pas là-dessus pour vivre. 90 % de nos concerts ont été des concerts de soutien (au SCALP, à des associations, des causes politiques), c’était une vraie volonté. À l’époque si un type organisait un festival “alternatif” tous les groupe “Rouges” ou “Noirs” avec leurs textes politico-alternatifs répondaient présents dans l’espoir de quelques subsides… Par contre si c’était un concert de soutien, donc non rémunéré, il y avait déjà beaucoup moins de monde… Ce n’est pas la soutane qui fait l’curé. Un groupe comme Ludwig Von 88 par exemple, qui n’avait pas une étiquette de groupe politique et vivait de sa musique, a, lui, toujours répondu présent.
Vous n’avez sorti que des maxi 45-tours, c’était une volonté ?
Doc Justice : On s’auto-produisait, on était étudiants. On n’a vait pas beaucoup de thunes, donc on ne pouvait faire que six ou sept morceaux à chaque fois. C’est aussi simple que ça. Et franchement, nous n’étions pas des stakhanovistes de la création musicale…
Le second est sorti chez VISA ?
Doc Justice : Oui, comme le dernier. Avec eux on était vraiment en phase. On avait sympathisé lors d’interviews sur Radio Libertaire. On leur avait proposé la coproduction, et ils avaient accepté tout de suite.
Là encore, vous sortez le disque avec un livret plein d’infos, les textes…
Doc Justice : Oui, les textes des chansons, un texte d’éclaircissement toujours, un maximum d’infos, un maximum de transparence, on assume nos contradictions…On ne prône rien, on dénonce, on n’a pas vocation à être des leaders charismatiques, on soulève des points. On livre tout à plat, ensuite les gens pensent ce qu’ils veulent. On n’a, de manière volontaire, jamais eu de discours théoriques. Pour une raison simple, nous étions un groupe composé de personnes aux idéaux différents mais convergents… Pas un parti avec une ligne directrice ! Ce maxi sort un an et demi après les grèves étudiantes… Devaquet a fait flamber le rock alternatif. Ça a été un catalyseur monstrueux. Le substrat c’est 84-86, le catalyseur c’est 86, les grèves étudiantes, avec une forte prise de conscience de la jeunesse et énormément de rencontres, des réseaux, des groupes se sont créés et ça a fonctionné de manière autonome pendant quatre ans à peu près, jusqu’à la fin des Bérus. Il ne faut pas nier que des groupes comme les Bérus et les Ludwig, de par leur popularité, ont permis à cette scène et aux idées qu’elle véhiculait de trouver un écho au niveau national, de se produire sur de grandes scènes et dans les médias… Tout cela a pris suffisamment d’importance pour que Pasqua monte une petite opération de discrédit dans l’entourage des Bérus et de leur S.O., suite à l’attentat de “Black War”… Qui a d’ailleurs été un fiasco total.
Quels étaient vos liens avec la scène alternative ?
Doc Justice : Ambigus… On a toujours dit que le principal problème de la scène alternative, c’était que certains étaient là car ils ne voulaient pas des majors, et d’autres parce que les majors ne voulaient pas d’eux. En tenant ce discours on n’était pas les bien-aimés, parce qu’on était plus radicaux que radicaux, on donnait des leçons, par défaut… on a dit ça et on l’a fait. Musicalement aussi, on n’était pas très bien compris… On ne voulait pas vivre de notre musique, on avait d’autres projets… On avait des choses à dire, on s’est vraiment fait plaisir à monter sur scène même si on avait l’air très énervés, c’était ludique, et au fond, on n’était pas si énervés que ça… Ça aussi on nous l’a reproché, de ne pas être plus extrême, plus dans l’action, de ne pas prendre les armes… Trop durs pour les mous, trop mous pour les durs ! C’est comme pour notre musique, on était un peu atypique. Et d’ailleurs c’est quand on a commencé à faire de la musique comme tout le monde, où tout le monde dansait, qu’on a arrêté… Rires … À un moment donné, on a vraiment pris des positions radicales, on s’est posé un peu comme des censeurs, par rapport à des groupes qui n’avaient rien à voir avec l’alternatif, qui ont profité de cette mouvance-là, et qui ont été les premiers à signer sur des majors. On a dû avoir quelques réflexions putrides sur les Satellites par exemple.
Vous faites souvent référence au journal “Contre” peux-tu le présenter ?
Doc Justice : Ce sont des copains, Noar, Aris entre autres… qui sont autonomes. Noar a été très influent, sur notre look par exemple, c’est lui qui m’a emmené pour la première fois voir la Souris Déglinguée en concert aux Cascades. Je n’ai pas été déçu… C’était une boucherie… Ça m’avait beaucoup interrogé… Ils font leur journal de leur côté, nous le groupe du notre, et on se retrouve naturellement sur des actions communes et des thèmes communs. Eux par contre avaient un vrai discours théorique sur lequel on n’était pas tous d’accord.
C’était un mix entre culture musicale alternative et politique ?
Doc Justice : Doc Justice : C’est exactement ça. Et donc, par nos livrets, on offrait une tribune à des copains avec qui on était d’accord sur énormément de thèmes. Pas sur tous… Laid thénardier et Contre avaient deux démarches complètement différentes. Eux avaient une démarche beaucoup plus dogmatique, politisée, théorique, et nous, une démarche beaucoup plus pragmatique, ludique, nous étions des trublions.
Avec votre second maxi, “Voyez comme on s’haine”, qui sort à la fin de la première cohabitation, vous êtes vraiment dans la réactivité par rapport à l’actualité ?
Doc Justice : La police, les colonies… Oui, la Kanaky… C’était juste après Ouvéa, on trouvait ça tellement gros, c’était incroyable … Les gendarmes du GIGN, du 11e choc et du commando Hubert ont buté plusieurs preneurs d’otages kanaks après leurs arrestations. Des journalistes ont vu sortir les prisonniers sur leurs pieds, menottes aux poignets, et le lendemain les mêmes types étaient sur la liste des victimes de l’assaut ! Une exécution sommaire, tranquille, ça a failli passer inaperçu… (Silence)…
Assez paradoxalement, il y a eu peu de réactions dans le milieu alternatif. À ma connaissance, seuls vous et Nuclear Device aviez écrit quelque chose là-dessus ?
Doc Justice : Tout à fait. Je ne sais pas pourquoi. Nous on l’a fait tout de suite, mais c’est vrai que ça a été un massacre ponctuel, qui a été balayé par les élections tout de suite après… Ils savaient ce qu’ils faisaient les mecs… Ce morceau, tant au niveau des paroles que de la musique, a été un virage pour nous. On intègre, à cette période, définitivement la section cuivres et l’on s’oriente vers le reggae. Au niveau des textes, c’est toujours politique mais moins austère, un peu plus sarcastique. C’est le dernier de l’album, et le premier d’une longue série. C’est un morceau de transition.
Votre dernier maxi sort en 90 ?
Doc Justice : Oui, et on sait qu’à la fin de l’album on va se séparer. Parce que je pars à l’armée et ensuite je m’installe sur Marseille. Je change de vie. Je leur propose de continuer sans moi mais vu notre fonctionnement où tout se fait à l’unanimité, ils décident d’arrêter. Notre dernier concert est celui au Blues du Nord, en autoproduction et avec Ben Barka. C’est l’unique fois que nous avons joué le morceau “Le ton et les couleurs”, écrit et chanté par Scan, un Red Warriors dont certains d’entre-nous étaient très proches et qui décédera quelques mois plus tard. L’album quand à lui, est passé un peu inaperçu, je trouve ça vraiment dommage. Au niveau production, au niveau texte, on avait atteint un autre niveau. On est sorti du slogan, pour des textes un peu plus fun mais toujours profonds. On a fait passer des messages, qui sont, hélas, encore d’actualité. C’est ça qui est très, très préoccupant, vingt ans après. Ce sont exactement les mêmes thèmes. Le Pen, les expulsions, on remplace Pasqua par Sarkozy. Rien n’a changé… Notre vocabulaire doit être désuet maintenant vu l’évolution des situations depuis ces années. Je pense qu’on n’aurait pas fait mieux après. Là, on jouait comme les autres, avec des textes moins austères mais bien chiadés, donc voilà, il fallait arrêter !…