Laul : La grossesse a été super longue. On a essayé pendant longtemps de se trouver une activité commune avec Masto. Il était photographe, j’étais dessinateur… On avait des nuits plus blanches que nos journées… On se voyait tout temps, pour faire n’importe quoi… Grimper à une statue, colorier de l’eau, faire de la mousse… Tout était autorisé, les règles du jeu s’inventaient au jour le jour. Et un jour on a inventé qu’on allait inventer un groupe. Ça ne voulait pas dire copier, ça vou lait dire inventer. Créer tout. On a commencé sur un pauvre piano désaccordé à faire des phrases qui nous faisaient rire, sans prétention, sans orchestre, sans instruments. Ça c’est en 77-78. On a inventé le nom, le logo, le lettrage, et on a commencé à bombarder les murs de Paris, de la banlieue, avec des “Lucrate Milk”, très ostensiblement punks.
Masto : Lucrate ça a commencé avec Bol. On a inventé ce groupe sans qu’il n’existe, on a passé un an à faire des tags, un peu partout. Ils ont eu un énorme impact, et l’on a commencé à en retrouver un peu partout qui n’étaient pas de notre fait. On allait dans les grues, on volait des grosses bombes de graisse, et ça, c’était super, quand tu taggais un mur et qu’il était repeint, la graisse traversait la peinture, et c’est comme si tu avais taggé un mur tout neuf ! C’était magnifique !
Laul : Il y a eu une réaction… “Lucrate Milk, ça a l’air vachement bien…”. Il y en a même qui connaissaient, avant que ça n’existe, qui les avaient déjà vu en concert, un super groupe anglais… Il y avait déjà une légende avant qu’on n’ait commencé… J’ai rencontré Nina aux Arts Déco, et je l’ai branchée, sur tout pour être mannequin de photos de Masto, parce qu’elle était très jolie, elle avait une belle présence. Quand on l’a trouvé conne, on se l’est dit, et on a décidé de la jeter… ! Et elle a fait : “mais je sais aussi crier ! “, et elle nous a fait un putain de cri qui nous est resté… Voilà ce qu’on cherchait pour illustrer notre musique qui n’existait pas encore. Là, on était trois, il nous fallait une rythmique, et on a fait appel à Gaboni. On n’était pas musiciens, et on a choisi l’instrument qu’on aimait le moins… Pour réagir, se le rendre agréable. Pour moi, la basse je la sentais mais je ne l’entendais pas… Pour Masto, le sax c’était forcé ment une bêtise de jazzeux qui est obligé de faire des trémolos pour les films de cul, il voulait qu’il y ait une attaque, un son de paquebot…
Masto : Je ne supporte pas le jazz, depuis tout petit… On dirait que c’est une musique qui a été inventée pour que les gens se suicident… Une musique compliquée, d’initiés… Donc j’ai choisi le sax parce que c’est l’instrument de référence de cette musique… Il nous fallait un batteur et Gabo était costaud, il faisait du judo, donc ça a été lui.
Laul : On a eu tout de suite de la chance… On a tout de suite fait des concerts. Aux Arts déco j’avais un prof qui s’intéressait à ce que je faisais à côté, il a eu une maquette et nous à fait jouer à la Biennale de Paris, c’était notre premier gros concert, avec seulement un 45 tours, qu’on avait enregistré après trois répètes. Il n’était pas mixé… On ne savait même pas que ça existait… On ne se posait pas la question de savoir si ça allait plaire ou déplaire, le but c’était de le faire.
Vous étiez très “arty” ?
Laul : Forcément par le fait qu’il y ait deux photographes et deux graphistes dans le groupe… C’est ce qui nous a fait nous rencontrer. Après, le côté punk nous on le prenait pour la provoc, mais esthétique. On avait un côté poseur si on veut être péjoratif, ou esthètes pour être plus positif.
Masto : C’est un mot que je n’entends pas très bien. On était, et ce qu’on est toujours, c’est… Jouisseurs. Par exemple pisser contre un mur sans faire un dessin avec le pipi, sans inventer un monstre à neuf pattes, je trouve ça dommage… Tout est bon pour voir du beau et prendre du plaisir. Si c’est ça arty, oui, sinon, non.
Vous aviez un réel souci esthétique pour tout : les looks, le graphisme, les pochettes… ?
Laul : On avait le côté Arts Déco, Arts Appliqués, pas les Beaux-Arts qui sont beaucoup plus sauvages. On avait déjà vu des images de Dada, sans connaître les auteurs, qui nous parlaient… L’idée ce n’était pas de les reproduire, mais de les réinventer dans un esprit de liberté… Tout est permis !
Vous vous inscrivez directement dans la mouvance punk ?
Laul : Musicalement non. Mais on zone, on sniffe, on se promène, on déambule punk. Ce qui fait qu’il y a eu un trouble. Les gens qui venaient voir des keupons, ils tombaient là-dessus, et ils trouvaient que la musique qu’on faisait c’était de la musique de majorette, ou de fanfare rigolote. Ils s’attendaient à un truc beaucoup plus noir. Nous, on prenait le contre-pied. Dès que les gens avaient des crêtes, des pics noirs, nous on était blonds frisés. Surtout ne pas arriver à un uniforme. Au départ, le punk on l’inventait avec des gants Mapa et des palmes, et on ne voyait pas pourquoi d’un seul coup c’était rangers et ceinture à clous pour tout le monde. Les stéréotypes on voulait les casser, comme la musique. Basse, batterie, guitare et oi,oi,oi !, on laissait ça aux autres. C’était plutôt “Fucking Pacifist” que “No War”. C’est vrai que vous êtes un groupe sans guitare ?
Laul : Oui, il y a un seul morceau où on a une guitare, c’est Nina qui en joue de la main gauche avec un tournevis. C’était pour dire : nous aussi on peut le faire, mais mal ! Il y avait aussi le côté médical, avec des trucs de dentistes, l’esprit Bazooka… L’influence des graphistes punks du début.
Vous êtes tout le temps dans la provoc ?
Masto : Musicalement non, dans les paroles oui, mais surtout dans la façon de faire. La provo, c’était un outil d’amusement assez efficace, très agréable.
Laul : La meilleure provo c’est de se moquer de soi-même. Être ridicule en keupon. Au début les insultes c’était bouffon, PD, clown, et on a poussé le truc d’être des bouffons PD clowns, avec des caleçons longs, des jupettes, des boucles d’oreille Vache qui Rit… On poussait ça au paroxysme, pour que ça fasse marrer les gens, au moins. Le côté agressif sans humour me dérange. Je préfère être une victime d’emblée, que menaçant. Mais surtout avec l’esprit puéril, le nanananère… dans les comptines on a le droit de tout faire, tout est possible. On était des gamins, on avait 20 ans, mais on était des adolescents attardés.
C’est l’époque de la bande du Luxembourg ?
Laul : Oui, c’est notre fief. L’hôpital du Val-de-Grâce, c’était notre lieu d’aventure… Les Arts-Déco et juste en face l’hôpital Curie, qui avait une nouvelle structure moderne.L’ancienne était tenue par des bonnes soeurs, on l’a squattée pendant des années.On avait la clé, on avait une église, un hôpital, avec les lits, les fauteuils roulants, tout ça à nous, et pour recevoir du monde. Ce n’était pas un squat officiel, politisé, c’était un squat de fin de nuit, un repaire. Nous on était du folklore…
Masto : À cette époque, notre bande s’est vraiment agrandie. La petite dizaine qu’on était sur Port-Royal s’est retrouvée une centaine, avec un élargissement du quartier jusqu’à Luxembourg, avec beaucoup de gens de Nantes, de banlieue…
Marsu : Aux débuts de Lucrate, il faut associer la bande du Luxembourg. On était au maximum 25-30, en comptant les potes qui ne passaient qu’occasionnellement. De là est sortie une pléthore de groupes, qui n’étaient pas forcément politiques. Au début Lucrate Milk ce n’était qu’un nom, que les gens du groupe et leurs potes bombaient sur les murs, c’était une bande de copains. Plein de potes avaient des groupes qui n’existaient que de nom, des trucs de branleurs… ! Helno par exemple avait deux groupes. Dans le tas, une partie va perdurer et arriver à quelque chose, d’autres ne vont rester que des noms, mythiques pour ceux qui ont assisté à l’un de leurs rares concerts ou répètes, à siffler 700 litres de Valstar ! Il n’y avait aucune perspective de carrière. Personne ne pensait une seule seconde à vivre de la musique, c’était une douce rigolade… C’était juste l’envie de le faire, et la volonté de montrer qu’on existait. Je me suis retrouvé manager des Lucrate en 81, au moment où tout le monde s’attribue des rôles dans le groupe, genre toi tu vas être chanteuse… À l’origine, le groupe c’est Lolo, Masto et Gaboni. Lolo et Masto, c’est deux potes qui traînent ensemble, ils trouvent un batteur, Gaboni, et rencontrent une chanteuse dans les couloirs des Arts Déc’, endroit bien connu pour les rencontres punk/arty. Et le pote de service qui a fait de la radio, du fanzinat, et qui connaît quelques groupes, se retrouve catapulté manager parce qu’il a la tchatche, ça c’est moi.
D’où vient le nom du groupe ?
Laul : Masto utilisait le mot lucrate pour dire qu’il avait chouré des trucs… Ça a été une journée lucrative… Une nuit, on avait fait de la récup, parc Montsouris, dans une réplique du Palais du prince du Maroc. C’était en ruine, et avant que ça ne s’écroule on a récupéré des carreaux qui étaient jolis et qu’on ne voulait pas laisser au vandalisme. On a eu une grosse nuit de chantier, et, au petit matin, on a volé du lait devant une épicerie qui n’était pas encore ouverte. Et comme on ne voulait pas dire : “on est des braqueurs de palais”, on a dit : “on est des Lucrate Milk”. On commence à répéter en 1981. Jusque-là le groupe avait une existence virtuelle. On commence dans la cave d’un pote, mais il fallait mettre des chiffons dans le saxo, donc on ne jouait pas et un jour, un pote nous trouve un plan location pas cher, pour faire des vrais répètes, avec des vrais horaires. Tout de suite on a eu la chance de tomber sur Zeb, qui a produit notre premier 45 tours. Ice [groupe New Wave présent sur la compile “Paris Mix”, NDA] avait splitté juste avant de faire un 33 tours, donc il avait de l’argent et on a fait le forcing : “nous, c’est vachement bien”… Le pire, c’est que c’était crédible quelque part, parce qu’il y avait déjà un nom qui circulait, même si aucune note n’était sortie. Et ce 45 tours, on l’a enregistré après trois répètes, peut-être cinq… On a dû en sortir 500 exemplaires, en vente chez New Rose. C’était un super cadeau : troismorceaux, un poster et un badge pour 15 francs. Ça s’est vendu vite, tous nos copains l’ont acheté. La première critique, dans Best c’était : “la pochette est horrible, le disque ne vaut guère mieux”. C’était exactement ce qu’on l’on voulait, que ça surprenne. Marsu était déjà notre manager. On ne savait pas gérer quoi que ce soit, ni garder une date en tête, ni prendre des contacts. Dès qu’un mec s’intéressait à nous, on lui disait : va te faire enculer… Nous manager c’était un calvaire… On va beaucoup tourner dans les squats, et dans les milieux un peu plus arty. On joue vachement sur Paris et en banlieue parisienne. C’est un autre réseau parallèle que le réseau underground normal. C’était surtout les allumés, et les gens qui flashaient sur k7, qui se disaient on aimerait bien voir ce que ça donne en spectacle… Il y avait une curiosité. Mais il y avait des mecs qui étaient complètement accros… Il y avait un couple qui ne baisait qu’aux concerts de Lucrate… Ils se mettaient sous la scène, et ils baisaient…On a aussi joué dans des endroits plus prestigieux, la Biennale, à Berlin… On se demande toujours comment !!! … Rires…
Comment se passait un concert de Lucrate ?
Laul : On était rarement clair. En répète ou sur scène, on s’arrangeait pour avoir la même dose de n’importe quoi, pour être le dans le même tempo, et le même état d’esprit. C’était bordélique. Il y avait Helno, qui était mascotte, qui lançait le “I love you Fuck off”… On avait des costumes, pour faire les imbéciles… Des pauvres mises en scène… On avait des morceaux très courts, on n’avait pas le choix, on se fatiguait vite, on ne pouvait pas les terminer. Du coup, nos concerts étaient finis en un quart d’heure…
Masto : Ça dépendait de notre état… Rires… Soit c’était dans un contexte amical, avec nos potes et c’était super, tout le monde chantait dansait, sautait partout, plein de plaisir, très joyeux. Soit on se retrouvait dans des trucs où on était un peu des OVNI, et là ça nous gavait un peu… Les gens s’attendaient à du punk rock, ce qui n’était pas du tout le cas, ça clashait assez souvent…
Comment composiez-vous ?
Laul : J’étais le plus nul des quatre nuls, et j’étais incapable de me greffer sur une musique. Donc j’arrivais avec deux ou trois idées de lignes de basse que je faisais tourner, et si jamais ils arrivaient à rentrer dessus, avec leur prout prout prout, tiguiliguidi, et tsabada, on faisait un morceau. J’étais l’obligatoire point de départ. Je n’ai pas l’oreille musicale. J’ai un peu chopé le tempo à l’époque parce qu’on répétait beaucoup, mais si je n’étais pas accordé, je ne m’en rendais pas compte… Ou je pouvais me tromper de corde… C’est pas grave, JE JOUE ! Mais tu connais pas la règle !…Tu triches ! …Rires… Les paroles c’était : “je suis une gamine qui fait des caprices”. La première chanson c’était “Lustiges Tierquartet”, le quartet des animaux joyeux. Ça nous correspondait… Ça faisait : “ tout le monde dit qu’ils sont jolis et qu’ils sont gentils, mais c’est pas vrai, c’est nous qui sommes jolis et qui sommes gentils…”. Complètement crétin, mais on s’est bien reconnu là-dedans, tralalère…
Masto : Les paroles étaient tout en anglais, à part deux ou trois morceaux… On parlait d’égoïsme, de fascisme, de guerre… Ce que je trouve aujourd’hui assez pertinent, c’est que ce n’était pas du tout des textes dénonciateurs, on s’appropriait la violence, on s’appropriait l’égoïsme, on s’appropriait la concurrence… On le revendiquait, on le clamait, on le hurlait. Je trouve ça bien parce que ça a un double impact, ça met les autres hyper mal à l’aise… Je trouve que c’est une façon de s’exprimer pertinente, en tout cas bien plus que la dénonciation convenue.
C’est assez rare de voir une fille dans un groupe de rock, c’est plutôt un milieu de mecs, macho… ?
Laul : Oui, et en plus elle poussait au paroxysme le fait d’être une fille, genre péter un scandale dans un squat parce qu’il n’y avait pas de chiottes pour filles. Ou des trucs du genre : “Non le concert samedi soir, je ne peux pas, je regarde Dallas”. Des trucs de petite starlette, qui ne font pas keupon… Parce que même les meufs qui chantaient dans des groupes c’était : “ Oh tô gueule, me casse pô les couilles !”… Et là, c’était “hihihi, ils sont bêtes… !”… On était des OVNI. On faisait croire aussi qu’on n’était punks que le week-end, que la semaine on était gynécologue ou prothésiste… Le lait c’est l’antipoison. Tous les autres jouaient au poison, et nous on jouait à l’antipoison. Tout était noir, on était blancs.
En 82, vous sortez sur plein de compilations ?
Laul : Oui, on n’a eu que trois vrais disques autoproduits, deux 45 tours et un splitt avec M.K.B. On voulait que nos disques soient beaux. Qu’il n’y ait pas notre nom, pas notre gueule… Sur le premier, ce sont des montages réalisés à partir de bouquins médicaux qu’on avait trouvés à l’Hôpital Curie. On voulait de la réaction. On a le droit de pas aimer, on a le droit de nous cracher dessus, parce qu’on fait pareil. On sort ce qu’on a. Après, vous en faites ce que vous voulez… Aucun calcul, plaire ça ne nous disait rien. Sur le deuxième, on a les poissons, le grouillage de poissons… C’est le côté cru… Désolé, on n’a fait aucun effort diplomatique… On s’excuse d’être là, mais c’est comme ça ! Il y avait toujours l’idée d’un malaise… Soit une musique un peu épileptique, ou dire tiens, on va faire chier le public, on va faire tourner une boucle, tant que le public ne réagit pas… Comme si un disque était rayé et qu’il faille taper dessus… On avait aussi une reprise de Cockney Rejects façon hooligan… On répétait cinq fois : “qui c’est les plus forts… Evidemment les skins !” Ils étaient concernés et gueulaient avec nous “les skins !”. Et la sixième : “ qui c’est les plus cons…”. On était contents, on avait fait une blague !!
Pourquoi arrêtez-vous ?
Masto : Cette séparation était normale. On a évolué différemment. La chieuse est devenue vraiment trop chieuse, c’était devenu une gestion… Et ce mot-là n’avait rien à faire dans notre affaire… Le groupe était devenu un petit peu connu… Et la notoriété, c’est un peu chiant, c’est associé contre ta volonté à une certaine responsabilité. Ça c’est quelque chose qui ne nous concernait pas…
Laul : Je sentais que ça n’allait pas durer. Entre les caprices de Nina, les prises de tête de Masto… La peur de tourner en rond, d’être inscrit dans notre style, et de ne plus faire ce qu’on a envie… J’ai arrêté le groupe de peur qu’on splitte… Je ne voulais pas que ça m’arrive de la part de quelqu’un d’autre. Je voulais être décisionnaire, ça m’a fait moins mal. Les autres m’ont dit : “ah oui, pourquoi pas ?” On était aussi très apprécié par les jazzeux,qui trouvaient qu’on avait une démarche très intéressante, et ça nous gonflait que des intellos nous trouvent du sérieux… Comme si on avait été adulte et sage… Du coup, on s’est retrouvé avec Helno et Masto dans une autre guerre des boutons avec Bérurier qu’on a repeint en noir…