• Le studio WW quai de la Gare, par Patrick Woindrich.

    Au printemps 1977, j’ai loué un local dans des anciens entrepôts frigorifiques situés sur la gare de triage d’Austerlitz, au 91 quai de la Gare. Il était destiné aux répétitions de mon groupe Arachnoïd avec lequel nous venions d’enregistrer un album en autoproduction. Le groupe, aujourd’hui reconnu sur la scène internationale de la musique progressive des années 70, a alors arrêté temporairement son activité, un peu épuisé par le manque de soutien que nous rencontrions à l’époque. En dehors des circuits tout puissants du show-biz, nous devions tout faire, jusqu’à organiser nous-mêmes nos concerts...

    Avec deux membres du groupe comédiens, nous avons gardé ce local et monté une association afin de le partager avec de multiples activités. Cette association a grossi jusqu’au début des années 80 devenant un véritable centre culturel alternatif. Plusieurs salles furent progressivement aménagées afin d’y permettre le travail de troupes de théâtre, de musique, de danse... Je créai ainsi plusieurs locaux au premier étage du bâtiment destinés aux répétitions de groupes de musique. J’y accueillais ainsi des groupes tels que Prop-Sack, les Avions (que je produisais alors artistiquement), Urban Sax etc...

    En parallèle, j’étais rentré comme assistant dans un studio d’enregistrement à Versailles afin d’y maîtriser les bases de la prise de son. Mon expérience en studio avec le groupe Arachnoïd m’avait laissé sur une frustration. En tant que compositeur, ne pas pouvoir maîtriser la réalisation de ses propres compositions...  ! Pendant plusieurs années, j’ai donc appris les techniques multipistes qui évoluaient fortement alors, tout d’abord à des fins purement personnelles en parallèle avec les activités de mon second groupe, Color. Et puis je me suis rendu compte que mes connaissances pouvaient beaucoup apporter à d’autres musiciens. Mon apprentissage se faisait essentiellement avec de la variété, avec ce que l’on nomme les requins de studio. Cette musique n’était vraiment pas ma tasse de thé, mais j’apprenais beaucoup et très vite ne sortant pratiquement pas du studio pendant plus de deux années   ! Et puis, petit à petit, grâce à mon oreille un peu différente de ceux qui travaillaient en studio en France, j’ai commencé à attirer des groupes beaucoup plus innovants et créatifs. On sortait alors péniblement d’une déferlante disco qui avait tout envahi et voilà que de nouvelles énergies faisaient enfin surface  !

    J’ai ainsi rencontré Patrick Mathé et Louis Thévenon futurs fondateurs du label New Rose. Le groupe Coma et le groupe australien The Saints furent parmi mes premiers bons souvenirs de cette époque... En 81, sur la demande de beaucoup de musiciens, je décidai de monter un studio au quai de la Gare. Beaucoup de groupes répétaient déjà dans mes locaux de répétitions comme Indochine, Oberkampf, La Souris Déglinguée...

    Les travaux d‘aménagement prirent neuf mois. J’avais très peu de moyens et l’aménagement se fit pas mal avec les moyens du bord avec la récupération de matériaux abandonnés dans la friche industrielle. Côté matériel, je récupérais un antique magnétophone 8 pistes Scully de très bonne qualité mais plutôt en fin de course... Il dura un trimestre, juste le temps de lancer le studio. De fin 81 jusqu’en 89 je n’ai pratiquement pas quitté les “manettes”. Les groupes se succédaient nuit et jour. Beaucoup de groupes de la scène parisienne et puis de plus en plus de groupes de province. Le bouche-à-oreille fonctionnait parfaitement dans ce mouvement alternatif qui se construisait petit à petit grâce à l’énergie et au dévouement de chacun, musiciens, labels, organisateurs, techniciens...

    Je pense que ce qui séduisait les groupes était que je communiquais tout naturellement en tant que musicien et non en technicien, établissant une complicité, cherchant dans le plus grand respect à traduire leurs “visions” de musicien. Mes rapports avec les groupes étaient ceux d’un musicien qui met ses connaissances et son expérience afin d’arriver aux meilleurs résultats possibles. Et je dois dire que c’était un challenge continuel et que je devais déployer des trésors d’ingéniosité et pousser chaque jour au maximum mes propres capacités ainsi que celles du matériel afin que les réalisations sortant du studio arrivent à rivaliser avec les grosses productions du show-biz. Et sur le plan financier un casse-tête effroyable avec cette TVA à 33% afin que le studio soit viable pour les autoproductions  ! C’est ainsi qu’au fil des années de nombreuses collaborations ont vu le jour. Je tenais souvent incidemment (et discrètement) le rôle de producteur artistique auprès de nombreux groupes dépourvus de cette “oreille extérieure” capitale pour une bonne réalisation. Je montais aussi un label avec des productions telles que Lukrate Milk, MKB, Oberkampf, Charles de Goal et produisis officiellement sur le plan artistique des disques des Bérus, Wampas, Oberkampf etc. C’était pour moi un champ passionnant de recherche et d’expérimentation. Ces énergies nou-velles bouillonnantes d’idées mais souvent un peu brutes étaient d’une richesse incroyable. Les jours et les nuits passés à chercher avec des groupes comme Les Bérus, Oberkampf, Wampas et tant d’autres sont des moments pour moi inoubliables. Même si ce n’était pas toujours facile car les caractères et esprits parfois rebelles de certains musiciens pimentaient un peu les choses. Nous étions tous passionnés à l’extrême avec des sensibilités à fleur de peau...   !

    Cette décennie aura été pour moi une aventure d’une richesse incroyable. Je ne regrette vraiment pas de m’être mis à son service et d’avoir humblement participé à la construction d’un véritable réseau indépendant. J’en ai personnellement retiré beaucoup d’enseignements qui me servent dans ma carrière actuelle de compositeur et metteur en scène d’espaces sonores spatialisés ainsi que dans ma collaboration, ces dernières années, avec de nombreuses compagnies des Arts de la Rue avec lesquelles je retrouve ce même état d’esprit, cette même soif de liberté, cette énergie créative. Comme quoi on ne change jamais beaucoup...  !

    Patrick Woindrich.