Comment débute l’histoire des “Kamionërs du Suicide”  ?

D’jha-X : Au départ, en 83, j’étais tout seul. Ça ne faisait pas longtemps que j’avais débarqué à Paname. Les premières personnes que j’ai rencontrées étaient les bonnes… Une bande d’enragés engagés autonomes, qui prenaient ce dont ils avaient besoin sans payer, y compris les appartements où l’on ne payait jamais ni loyer, ni eau, ni EDF… La démarche me plaisait bien, jusqu’à présent à Paris je dormais dehors… J’étais déjà porté sur la poésie musicale, j’avais déjà écrit des chansons dans la cave de mon HLM, j’avais un groupe qui s’appelait “Détritus”. J’avais fait une K7 autoproduite avec une demi-douzaine de protest songs sur des rythmes punks de base, dont une sur le flic du quartier, “le sheriff”… quatre accords super simples, et vas-y  ! crache ton venin  ! À 14 ans, c’est ce que j’avais compris du punk, dans mon bled. Le nom “Kamionërs du suicide” était une provocation. D’aucuns l’auront compris, mais il faut savoir que c’était par rapport à un attentat qui avait eu lieu contre les soldats de l’ONU au Liban. Il y avait eu 300, 400 accidentés du travail chez les bidasses… Dès le départ, rien qu’avec le nom du groupe, j’ai décidé de me placer en antagonisme à l’occupation, à la colonisation, la post-colonisation, la néo-colonisation des autres territoires.

Pour moi, la musique livrée en public, dans un monde où tout va mal, ne peut rester neutre et servir uniquement à oublier ses soucis. Les chansons peuvent participer de la critique sociale comme n’importe quel bouquin ou émission de radio. C’est cette approche qui nous a permis de rester entiers sans jamais sombrer dans le vide abyssal du show-bizz alterno. Car en fait ce qui fut déclaré “scène rock alternative” n’était, pour 80% des groupes, qu’un tremplin pour s’intégrer dans les coulisses du show-bizz.

Ça a été une aubaine pour beaucoup d’opportunistes, qui ont profité des squats que nous ouvrions et tenions. Incapables ou trop lâches pour occuper et autogérer eux-mêmes des lieux, ils ont quasiment tous fini dans les oubliettes de l’histoire. À Paris, à cette époque, la plupart des alternos sont des enfants de bourges qui viennent s’encanailler. Ça, c’est une de nos grandes fiertés, parce qu’on est le seul groupe à avoir joué dans nos squats, toujours à prix libre. Beaucoup de groupes de la scène alternative se vantent d’avoir joué dans des squats, mais ils jouaient dans nos squats, jamais dans les leurs. Nous, on était à la fois musiciens et squatters, occupants, résistants etc. Même les Bérus, ça fait partie de leur curriculum vitae mais il n’est jamais précisé qu’ils jouaient dans les squats des autres. Aucun business. Je pense que c’est la démarche qui s’inscrit le plus justement dans l’évolution du punk 77. Rebelle avec un cerveau qui agit. Je n’avais pas d’illusions sur l’originalité de mes compositions, le rock est une musique binaire… Je mets dans rock, le reggae, le ska, le blues, et le punk bien sûr. Ce que le punk a amené de plus, c’est cette espèce de minimalisme, où l’on peut faire une chanson avec un seul accord. On peut retrouver cette simplicité dans d’autres formes du rock, mais là, l’expression verbale est plus… extrémiste, ou radicale.

Dès le départ, vous faites cette espèce de ska reggae que l’on va retrouver sur les disques   ?

D’jha-X : Oui, punk rock reggae, avec une touche ska. Après, ça ira en s’élargissant. J’adopte même le concept de variété internationale…

C’est-à-dire ?

D’jha-X : On peut prendre des influences partout. Mettre par exemple du djembé sur un morceau de rythm’n’blues ou de la clarinette dans un morceau punk. À un moment donné, quand tu es un jeune punk, tu peux avoir des tendances très sectaires. Après on en revient, on s’aperçoit, que ce n’est pas que deux ou trois accords forcément, ou un tempo précis. C’est la période où j’ai pris conscience que la musique ne pouvait être qu’un support à nos luttes face à un ennemi puissant et organisé. Votre premier enregistrement est pour la compilation “Rock Army Fraction” ? D’jha-X : Exactement, c’est en 1984, à l’époque j’étais seul. Les gens du fanzine Alerte Rouge m’avaient contacté et l’on avait choisi deux morceaux. Le titre “Action rouge in dub” a une histoire. Il devait y avoir une manif du Front National vers Barbès et l’on avait écrit un tract. C’était bien avant le SCALP. Je faisais de la radio sur une radio pirate qui s’appelait Radio Mouvance. Au lieu de lire le tract je l’avais chanté en rabbadub par-dessus la face B d’un vieux 45-tours jamaïquain. Ça avait plu, des gens nous ont demandé de le mettre sur disque, et on l’a fait. Cette chanson, au départ était un tract… L’année d’après, j’ai enregistré deux morceaux pour une compilation cassette faite par Haine Brigade. Le son était super mauvais, c’était une vraie cassette punk… Rires… Au niveau du personnel, les membres du groupe ont souvent varié jusqu’en 1985. Après il y a une stabilité. Là, j’avais rencontré des potes, issus des mêmes milieux que moi… Ils avaient une culture musicale, ils connaissaient le solfège… C’était une rencontre bizarre… D’un côté, moi qui jouais à l’instinct, qui composais des morceaux, les paroles, et eux qui avaient une culture solfège, blues, jazz…

Eux aussi venaient de la mouvance autonome ?

D’jha-X : Pas tous, mais ça a très bien collé puisqu’on a joué longtemps ensemble et fait ce 45 tours. Dans ce groupe, j’étais le seul engagé à fond sur tous les fronts.

Pourtant vous aviez cette image de groupe très marqué politiquement, quand on pense “Kamionërs du Suicide” on pense étoile rouge ?

D’jha-X : Oui, après il faut remettre tout ça dans son contexte. Quand j’ai commencé, j’avais 18 ans, je venais d’un département où il n’y avait rien, la Lozère, d’un bled où j’étais le seul punk. J’étais interdit de tous les cafés du coin parce que j’avais une crête. En arrivant à Paris j’ai rencontré plein de gens de tous les bords, des staliniens, des trotskistes, et je me suis forgé ma propre opinion. J’étais plus attiré par le côté libertaire de la pratique politique… Si on me demandait quel exemple historique j’aimerais adopter s’il y avait des événements révolutionnaires profonds dans le pays, je dirais  : Espagne 1936, Kronchtadt 1921. Je dirais l’Ukraine. Toutes les expériences collectivistes qui sont allées loin, où on a aboli l’argent, la propriété, l’état. Donc, en 1985, je rencontre ces potes avec qui l’on fait le groupe. On était trois  : basse, batterie, guitare. Lucile, une copine qui traînait autour du fanzine New Wave, nous a rejoints au saxo. C’est elle qui est sur l’enregistrement de 45 tours. Elle est partie après le disque. Ensuite un copain, Vain, un mec super sympa, nous a rejoint. Il jouait de tous les instruments à vent  : clarinette, saxo… À quatre, on répétait, on jouait dans beaucoup de trucs militants, et dans beaucoup de concerts qu’on organisait nous-mêmes, dans nos lieux. L’histoire de LKDS est indissociable des luttes sociales de cette période, manifs, occupations, mal-logés, soutien aux prisonniers en lutte… Il y avait des périodes, où le matin, à 5h 30, on faisait des tours de garde avec scanners, cocktails Molotov sur les toits, pour se défendre. Là aussi, il y a des choses à raconter… On s’est fait attaquer par des commandos de vigiles payés par les proprios… Quand ils venaient, ils ne venaient pas seuls. On a même eu le RAID. Les commandos cagoulés, les mecs qui descendent la façade en rappel, le quartier bouclé, le 357 à la main… Et dans le car de CRS on chantait “La java des bons enfants”… Rires… En 1985, on fait ce 45 tours, en auto-production.

Sur votre label “Autonomie Ouvrière Combattante” ?

D’jha-X : Oui, avec le soutien financier de deux camarades et en hommage aux luttes des ouvriers… Une position de solidarité avec les ouvriers en lutte en général. Les seules personnes qui nous intéressent dans le milieu ouvrier, sont ceux qui se battent. Pas ceux qui cassent les grèves. C’est un disque qu’on va diffuser nous-mêmes. On en a donné beaucoup… Quand on le vendait, c’était au prix de revient. Il a coûté tant à la fabrication, si tu veux le disque, tu participes, tu payes le prix qu’il a coûté. On ne jouait quasiment que dans les squats. Quasiment que des concerts à thème. On n’a jamais fait de concert pour rien, de concert pour faire des concerts.

Quels étaient vos rapports avec les autres groupes ?

D’jha-X : On avait des rapports assez lointains avec les Bérus par exemple. Ils ne nous ont jamais appelés pour venir faire un concert avec eux. Ils devaient nous trouver trop staliniens, trop radicaux, on devait leur faire peur quelque part… J’étais très critique et très véhément par rapport à une façon de faire que je ne trouvais pas toujours nette. On n’était pas d’accord sur tout, avec le reste de la scène. Nous, on était pour la gratuité totale. Tous nos concerts étaient à prix libre. Tu donnais ce que tu pouvais. Un jour, on a fait une tournée antifasciste à Belleville, avec le fanzine Contre. On avait installé une sono sur un camion plateau, et on avait invité pleins d’autres groupes  : Laid Thénardier, les Neurones en Folie… Un concert sans autorisation. On partait du principe qu’on n’avait pas besoin d’autorisation… Rires… On a aussi fait sur ce principe beaucoup de concerts en banlieue, à la Courneuve…

Les paroles ?

D’jha-X : C’est dur d’écrire des paroles de chansons. J’ai toujours vu ça comme de la poésie que je mets en musique ensuite. Après il y avait plusieurs réflexions personnelles  : marre de ces chansons qui ont toutes le même rythme, la même construction de phrase… Donc faire des chansons sans refrain, avec ou sans rime… C’était une recherche à l’instinct. Au final, on avait une vingtaine de morceaux. Aujourd’hui il y en a dont je changerai complètement les paroles, c’était des trucs d’ados… On avait des chansons sur la servitude volontaire, sur le conflit qu’on a dans l’enfance dans un monde qu’on ne comprend pas forcément… “Fio au pays des milles aliénations”, “Coucous saignants SVP”, “Les fusils de Belleville”, “À bas l’état policier”…

Que des chansons politiques ?

D’jha-X : Oui, c’est ça. Est ce qu’on a fait des chansons d’amour ? Oui, parce qu’on se battait contre un système politique de merde, donc c’était forcément de l’amour pour autre chose. On reprenait “La java des bons enfants” en changeant anarchiste par communiste… C’était de la provocation  ! Aujourd’hui, je te dirais que je me fous de mettre anarchiste ou communiste dans une chanson. Je me contrefous des idéologies sectarisées. Le groupe était un instrument pour accompagner en musique de la poésie engagée. De la poésie rebelle, de la critique sociale. Je pense que de nos jours, on ne peut pas ne pas critiquer ce monde. On ne peut pas faire comme si tout allait bien, ou baisser les bras. Je hais les résignés  ! On n’a rien enregistré par la suite… On s’est arrêté petit à petit…