Qu’est ce qui t’as poussé à créer ton propre label  ?

Lô Malfois : Les débuts et la vie de Kronchtadt Tapes se passent à Saint-Étienne. J’étais très influencé par un label alternatif anglais qui s’appelait “Fuck Off Records”, c’était un label de cassettes. Ces gens-là était en filiation directe avec le groupe Gong, dont j’étais fan quand j’étais plus jeune. Le discours de ce label était  : “le disque c’est élitiste, à l’époque c’était super cher de faire un disque), la cassette c’est un moyen d’autoproduction, d’autodiffusion, donc un super objet”. J’ai été très influencé par eux, il existait aussi le label américain ROIR qui sortait des live K7 de groupes importants. Du coup, avec mes potes de l’époque (Friedrich, Nicole, Laurent…), on a voulu faire notre propre label de cassettes. À l’époque, en 1982, on était plutôt branchés musique industrielle. La première cassette que l’on a produite, c’était mon groupe (en fait j’étais tout seul et Kobé faisait déjà l’ingénieur du son sur quatre pistes K7) qui s’appelait “Kommando Holger Meins“, en référence à la Fraction Armée Rouge, c’était un single de musique industrielle, expérimental indus. L’idée, c’était d’abord de produire ton groupe ou de vraiment faire un label ? Lô Malfois : L’enregistrement de mon groupe, c’était pour lancer la machine, après on a ouvert à d’autres groupes. Il y a eu ensuite un groupe local de rock qui s’appelait “Ich Libido”, qui a eu son heure de gloire un petit peu après, qui était prometteur, mais son charismatique chanteur (Lionel) est mort très jeune dans une bagnole… On a ensuite sorti une compile [Révolution Culturelle, NDA] avec plein de groupes stéphanois. Plus tard, un truc qui était vraiment intéressant c’était les “Night Shift”. C’était le premier groupe de reggae que j’ai vu en France, en 1983, des rebeus de Saint-Étienne qui faisaient une espèce de reggae à la Marley, c’était super rigolo. Là, avec Ich libido et Night Shift, on a commencé à sortir de la sainte optique musique industrielle ou expérimentale. C’est à la même époque que j’ai rencontré le rock français avec O.T.H., Single Track… Ils jouaient lors d’un festival qui s’appelait “Rockotone” à Bordeaux en automne 82, j’ai alors découvert que le rock français indépendant existait et qu’il y avait déjà des groupes pointus… C’est à partir de là que nous avons complètement ouvert le label, en prenant une optique franchement rock français. La transgression n’est pas que dans la musique, mais aussi dans la manière dont on la gère, donc on s’est posé en alternative en faisant des k7, parce que c’était un moyen de diffusion moins cher.

Au niveau de la diffusion, justement, comment fonctionniez-vous ?

Lô Malfois : Il y avait des réseaux, avec des petits magasins, d’autres petits labels, des fanzines. On faisait, par exemple, des échanges avec des petits magasins de Clermont. Par la suite, il y a eu une distribution alternative qui s’appelait EMDis. C’était du 100, 150 exemplaires maximum sur les premières k7. Ensuite, avec Single Track, ça a changé. C’était un groupe avec un vrai potentiel, de jeunes punks français assez clashiens. Ils avaient beaucoup de charisme, ils venaient du sud-ouest, c’était alors une zone vachement prolifique, c’est l’époque de Fumel, des Ablettes. On avait sorti cette k7 à 1.000 exemplaires avec une belle pochette, c’était phénoménal  ! On en a peut-être vendu 500 ou 600 exemplaires seulement, tout le reste en promo, mais ça veut dire que c’était devenu un vrai outil…

Pourquoi ce nom de label ?

Lô Malfois : Quand on est jeune, on s’arrête beaucoup aux images, donc la rébellion des anarchistes de Kronchtadt. Autonomie… Mon discours politique à l’époque c’était autonomie, pouvoir aux soviets… Je suis venu à la musique plus par une démarche politique. Tu es dans quelle démarche politique dans “Kommando Holger Meins” ? Lô Malfois : À l’époque, c’était le soutien moral inconditionnel à la lutte armée… Je ne suis jamais vraiment passé à l’acte (ouf  !). Puis on a continué, on s’est spécialisé dans le live, toujours en référence au label ROIR, on a fait une belle k7 live d’un groupe de soul qui s’appelait FA FA FA… On a sorti une magnifique k7 de “Movement”, qui sortait au même moment un album studio vinyle, c’était donc un vrai complément. Jusqu’au jour où l’on a fait un 45 tours de “FA FA FA”, avec nos camarades de Clermont-Ferrand, les gens du magasin et label Spliff (Gilbert et Buck du groupe Real Kool Killer (rip)). C’était un peu notre problème, à Kronchtadt, on était éclectiques musicalement et à cette époque l’éclectisme musical n’était pas bien compris. Avoir de la musique industrielle, du rock français bien de chez nous, et mettre de la soul, c’était un peu louche. Plus tard, on fera, toujours avec Spliff, un album de FA FA FA, qui ne marchera pas bien, alors que c’était vraiment un putain de bon groupe. Et ce qui est important c’était la démarche, la méthode, pas la musique ; à partir du moment où elle est bonne…

Quelle était la démarche que tu privilégiais chez les groupes ?

Lô Malfois : C’était l’autonomie, l’attitude, la relation entre les gens… Si après, les mecs, ils font de la soul… Tu n’es pas obligé de faire du punk pour être radical, c’est naze. Et puis ensuite, ça a été l’explosion avec la cassette d’O.T.H., là j’ai bataillé, j’ai remué ciel et terre auprès du manager d’alors pour faire cette cassette, j’étais vraiment fan. Les textes sont phénoménaux, c’était un groupe de sauvages.

Ça a été enregistré où ?

Lô Malfois : À Saint-Étienne. La conjoncture politique faisait que nous avions nos entrées à la “Maison de la Culture et de la Communication” de Saint-Étienne, qui était une “scène officielle rock” comme on dirait maintenant avec une programmation officielle, de la vidéo… On en a profité pour faire jouer des groupes que l’on aimait. Donc, O.T.H. avait joué dans ce cadre-là, et la M.C.C. avait filmé le concert. J’avais récupéré la bande son. Je voulais absolument en faire quelque chose  ! On a fait comme Roir, encore une fois, une K7 live, ça a été un peu un tournant. O.T.H. était déjà un vrai groupe, et cette K7 a été un intermédiaire entre leurs deux premiers albums vinyls. On avait fait un gros travail de promotion avec Vincent (dit Grand Vince, qui fut par la suite un super tour-manager notamment pour les Satellites, les Wampas, la Mano Negra). En 87, est sortie la compile “Les héros du peuple…” avec, et à l’initiative de Gougnaf Mouvement. Ils trouvaient notre démarche intéressante. Saint-Étienne était, et est toujours, une banlieue de Lyon, il y avait des similitudes avec la banlieue parisienne. Rico disait  : “en banlieue, il n’y a que des banlieusards ; les parisiens ne viennent pas, les touristes ne viennent pas”. Et moi je lui répondais  : “à Saint-Étienne il n’y a que des stéphanois, les lyonnais ne viennent pas, les touristes non plus”. On s’entendait bien avec ces gens-là. Comme on était très proches d’O.T.H., et que Babylon Fighters commençaient à exister, Gougnaf, qui était à l’initiative de cette compile nous a contacté. Ça a été un tournant pour le label, le premier vinyle. Là, on commençait à s’écarter de la cassette, on a passé un cap.

Sur cette compile on retrouve une playlist de dingue  !

Lô Malfois : Il manque juste les Bérus qui avaient refusé. Je crois qu’ils n’étaient pas chauds pour être sur cette compile avec certains groupes. Nous on était jeunes, on était ensemble, on ne se posait pas ce genre de questions. Sur le livret de la compile “Les héros du peuple sont immortels”, il y avait une page par groupe. Hormis la pochette un peu ratée, on peut dire que cette compile est historique. Elle ne sera jamais rééditée… J’y ai déjà réfléchi, j’ai une partie des bandes, mais je sais que je n’ai plus celles des Hot Pants (Manu Chao ne serait pas d’accord je pense), et il y a un paquet d’autres groupes qui sont impossibles à retrouver. Elle n’est sortie qu’en vinyle et en cassette à quelques milliers d’exemplaires, je ne sais plus combien, mais pas des tonnes. Suite à ça O.T.H. nous ont branché pour continuer à travailler ensemble. On sort des vinyles et des cassettes. Le truc rigolo c’est qu’on a décidé de faire tous les premiers tirages vinyles en couleur. Le premier 45 tours de O.T.H. “Le rap des Rapetous” c’était vinyle transparent, leur deuxième (mais premier chez Kronchtadt) “Sur des charbons ardents” en vinyle rose, le premier maxi de Babylon en rouge… Après, les repressages se faisaient en vinyle noir. Là, les “Babylon Fighters” ont grandi, ce qui correspond encore à un tournant. C’est un groupe stéphanois, et je deviens leur manager, je sacrifie le label pour m’occuper de ce groupe, avec qui on a quand même fait sur Kronchtadt un maxi, la présence sur la compile “Les héros du peuple…”, deux 45 tours, un album. À ce moment on s’est sabordé. On avait eu des problèmes de distribution, on avait fait une erreur stratégique, un mauvais choix industriel on pourrait dire, qui nous a fait un peu mal… En 1988, Kronchtadt Tapes arrête, c’est vraiment du sabordage… Pour l’instant on a parlé de la partie artistique, mais celle-ci était financée par une activité qui était la duplication et fabrication de k7. On avait créé un atelier avec une machine qui faisait de l’enroulage de k7 à durée définie. On offrait ce service à différents clients, des groupes qui avaient besoin pour leurs démos de cassettes à durée déterminée, dupliquées avec pochette. Cet atelier nous permettait de financer toutes les productions du label. On avait quand même deux salariés, une vraie activité commerciale, mais malgré tout alternative et reconnue comme telle, on a même été présentés à Madame Mitterrand et à Jack Lang. C’est important parce que par rapport à la frange alternative radicale on a toujours été un peu perçus bizarrement parce que l’on faisait du commerce. Mais ça servait à financer le label. Donc on nous regardait bizarrement, mais les faits nous donnaient raison. Il me semble qu’on a toujours été respecté, même par cette frange très radicale.

En 88, vous décidez d’arrêter la duplication K7 et le label  ?

Lô Malfois : Ensuite, je ne m’occupe plus que de Babylon. En faisant la régie générale, le management général, la gestion des albums, et dès 89 je reprends la trompette. C’était mon instrument à 14 ans, et au cours d’une régie au New Morning pour Mano Negra naissant, je décide, en regardant jouer Tonio de la trompette, de reprendre mon instrument. Au cours de l’enregistrement du deuxième CD je rentre comme musicien à l’intérieur de Babylon Fighters, puis très vite sur scène…

Quel bilan pour le label ?

Lô Malfois : On s’est bien marré, franchement il y a eu des coups de stress parce qu’il y avait de la thune, des enjeux, et puis on était jeunes, le truc le plus important c’est que l’on s’est vraiment bien marré, on a vécu…