Comment est arrivée l’idée de créer Rock à l’Usine ?
Gérald Biot : Rock à l’Usine c’est parti en 1983, d’un groupe de personnes qui se croisaient dans des manifestations politiques, de soutien par exemple à des mouvements au pays basque, à l’ETA, à l’IRA pour l’Irlande. Même en Italie et en Allemagne, il y avait vraiment quelque chose qui était en train de se mettre en place au niveau de ce que l’on allait appeler plus tard les mouvements radicaux. Il y avait donc cet axe politique de gens qui se croisaient sur les manifs et qui se retrouvaient comme par hasard sur les mêmes concerts. Dès le début des années 80, il y a plein de squats qui se sont ouverts sur la région parisienne, qui, non seulement étaient des lieux de revendications et de contestation politique, mais aussi souvent des petites salles de concert. Ceci, pour pouvoir, justement donner une place à tout un foisonnement de petits groupes, qui eux aussi étaient porteur de paroles qui décrivait le quotidien de tous ces jeunes, des paroles de révolte, de contestation et aussi de propositions de changement de société.
Ça partait aussi du constat que tous les groupes que nous allons évoquer plus tard, avaient beaucoup de mal à se produire… Sur Paris, très peu de salles laissaient la place à ces groupes-là, même les M.J.C., le milieu socioculturel était très aseptisé… Rock à l’Usine est parti de ce constat. Il y a plein de lieux désaffectés, qui ne servent à rien, des espaces énormes, pourquoi ne pas s’emparer d’un lieu comme ça et faire, comme certains squats intra-muros, mais à une plus grande échelle ?
On s’est dirigé vers Montreuil, une ancienne tannerie rue Kléber, “l’Usine”, qui était déjà squattée par quelques personnes, mais il n’y avait pas de concert, rien du tout, c’était un squat traditionnel. On a sympathisé avec les squatters qui étaient déjà là et on leur a proposé de monter un projet qui soit un lieu artistique et culturel autour de la musique, mais aussi des ateliers de graff, de bande dessinée, de danse, de boxe thaïlandaise… Du coup, tout le monde s’y est mis, chacun avec ses spécificités, ses technicités. Il y en a qui travaillaient en menuiserie, qui nous ont construit l’estrade pour les concerts, des électriciens qui nous ont permis de pirater un petit peu la ligne électrique, il faut être honnête… Chacun mettait ses compétences au service du projet global de l’Usine. Une grande majorité des individus qui étaient sur Rock à l’Usine était rattachée, de près ou de loin, à la mouvance autonome.
Vous aviez une thématique culturelle évidente, mais aviez-vous des revendications par rapport au logement ?
Gérald Biot : Ce n’était pas la thématique numéro un de l’Usine, mais par contre c’est vrai que pendant un moment on était lieu d’hébergement des mineurs en fugue, en travaillant avec des éducs spés. Dans le staff de Rock à l’Usine il y avait des musiciens, mais aussi des animateurs et des éducateurs spécialisés. Un peu tous les gens qui s’intéressent au social. Ce n’était pas uniquement, contrairement à l’image qu’on a bien voulu nous donner, des mecs avec des belles crêtes, hystériques, qui jetaient des canettes de bière sur les grands-mères dans les rues de Montreuil. L’objectif numéro un, c’était de se réapproprier les espaces auxquels avaient droit ces jeunes, autant les jeunes groupes que le public.
Quels étaient les groupes qui tournaient autour de Rock à l’Usine ?
Gérald Biot : On a vraiment fait tourner beaucoup de groupes. La Mano Negra, Bérurier noir bien sûr, Ludwig von 88, les Endimanchés, les Garçons Bouchers, Pigalle, la Souris Déglinguée, les Wampas, Parabellum, la liste est très longue…
Les groupes adhéraient à votre projet social ?
Gérald Biot : Oui, au niveau révolte. J’ai toujours dit que j’étais venu de la révolution à révolte. Je voulais dire par là que j’avais commencé par m’intéresser à tout ce qui était théorique, à l’extrême gauche, et j’ai basculé vers quelque chose qui était plus un soutien à une révolte, plus pragmatique et parfois plus sincère quelque part qu’une révolution écrite, idéologique… La révolte n’est pas forcément quelque chose de totalement négatif et stupide, tu peux très bien mettre en place des mouvements de révolte et de rébellion qui sont porteurs de projets et surtout de contre-projets de société. Bien sûr, l’image de Rock à l’Usine, c’était le drapeau noir avec le grand A de l’autonomie qui flottait sur l’Usine, c’était aussi le symbole de notre fanzine, le discours était très clair…
Peux-tu présenter le fanzine ?
Gérald Biot : C’était le début de la grande époque des fanzines. On a voulu en créer un, pour d’une part expliquer ce qui se passait à l’usine, faire un compte-rendu des concerts, des différents événementiels auquel ont participé, et d’autre part laisser la place à nos jeunes grapheurs, nos jeunes dessinateurs… On en tirait environ 5.000 exemplaires, plutôt diffusés sur Paris. Ça nous aidait, parce que c’était une rentrée d’argent, c’est vrai que ce n’est pas sur les concerts que l’on en gagnait… Ce n’était pas vraiment le but… Le principe était simple : les gens venaient, payaient un prix dérisoire, ceux qui n’avaient pas d’argent de toute façon rentraient, et l’argent était partagé entre le gars qui amenait sa sono et les groupes. C’était le principe de l’autogestion. Il n’y avait pas de paye pour les gens de Rock à l’Usine, tout le monde était bénévole.
Le contenu du fanzine c’était politique et musique ?
Gérald Biot : Oui, plutôt musical. Mais par le biais de la musique, vu les idées qui étaient affichées, c’était une prise de position politique. Et bien entendu, il y avait des petits articles contre, à l’époque, Pasqua etc.
Quel était le public de Rock à l’Usine ?
Gérald Biot : Il était très, très mélangé. À l’époque il y avait pas mal de frictions avec certaines mouvances skinheads extrémistes, des gens comme Batskin ont essayé une ou deux fois de venir à l’usine, ça s’est réglé rapidement dans la rue, ils ont été raccompagnés poliment au métro… Par contre on avait une position, que j’ai beaucoup défendue, que la Souris a beaucoup défendu, on n’interdisait l’entrée à personne. On n’interdisait pas l’entrée à un jeune parce qu’il était rasé ou qu’il était en bomber. Par contre c’est vrai que s’il venait avec des insignes nazis, là c’était différent… Ça nous a été reproché parfois, comme ça a été reproché à la Souris… À 15-16 ans, tu te recherches tu as le droit d’expérimenter des looks… Pour nous, tant qu’il n’y avait pas de provocation, de discours, ça allait. Mais ce n’était pas tellement le lieu pour, il fallait vraiment être cinglé pour venir à l’Usine tendre le bras… On a jamais eu ce genre de suicidaire…
Gérald Biot : Donc on avait de tout : des psychobillys, des keupons, des gens tendance Lucrate, un peu artistes, alternatifs, pas les bobos de maintenant. Il y avait un mélange, des gens qui aimaient ce qu’on étiquette maintenant world music… Pour l’extérieur, les habitants de Montreuil, ou le “Parisien Libéré”, c’est vrai que c’était un rassemblement, chaque fin de semaine de 4 ou 500 punks, drogués, alcooliques et tout… En plus on était assez éclectiques sur la programmation. Du punk, mais aussi des gens comme Sapho qui n’était pas une destroy de première, Elisabeth Wiener… Mais c’était globalement assez pêchu. Il n’y a jamais eu de bagarres au sein de l’Usine. Les gens n’étaient pas cinglés, le rapport de forces n’était pas en leur faveur, on n’était pas des anges… Et pour nous, il était hors de question qu’un mec se fasse lyncher ou prenne des coups de boule dans la salle. Les gens avaient adhéré à ce type de règles, ils savaient que c’était leur lieu…
Est-ce que vous aviez des rapports avec les autres squats, notamment ceux du XXème, Pali-Kao, les Cascades etc ?
Gérald Biot : Oui, plus que des rapports ! Surtout avec les squats rue des Plâtrières, rue des Cascades et rue des Vilins. Beaucoup de gens qui habitaient ces squats faisaient partie de groupes autonomes, donc on faisait plein de manifs ensemble, il y avait un bar, rue des Vilins qui s’appelaient “le mal famé”. Il y avait plus que des contacts, parce qu’il y a beaucoup de gens qui squattaient rue des Cascades etc., qui se sont retrouvés à Rock à l’Usine. Certains membres de Rock à l’Usine faisaient la sécurité à l’entrée de Pali-Kao, dont moi d’ailleurs. Avec les gens de Pali-Kao qui étaient à la Fédération Anarchiste, on avait malgré nos divergences beaucoup d’actions communes, d’objectifs communs. Ça représentait pas mal de monde à l’époque. Je me souviens de manifs avec en tête de deux à trois mille personnes de la mouvance, par exemple pour des manifs de soutien à Bobby Sands et aux militants de l’IRA quand Thatcher les laissait crever, des manifs pour les militants basques, contre les QHS…
Comment s’arrête l’aventure ?
Gérald Biot : En avril 1986, c’était un samedi. On avait programmé une belle soirée. C’est un hasard, mais ca va en faire sourire, il y avait La Souris Déglinguée en tête d’affiche, les Satellites et Alice lovers. Encore une fois, une affiche très diversifiée, avec trois groupes différents, avec des publics différents.
On négociait depuis plusieurs semaines pour avoir un bail, entre-temps on s’était constitué en association, officielle ! Passer de la marginalité à monter une asso, c’était déjà un grand pas ! J’étais le président, Olivier Megaton était le secrétaire, Albert était le trésorier.
Tonton Albert ?
Gérald Biot : Oui, Tonton Albert. C’est vrai que c’était un personnage ! On avait pris rendez-vous avec la propriétaire de l’Usine pour négocier un bail, bien évidemment à petit prix, parce qu’on voulait vraiment poursuivre le projet. C’est vrai que c’était vraiment porteur, ça correspondait à une demande, à une nécessité… Personne ne nous a jamais répondu, la mairie de Montreuil nous a envoyés promener. Ils ne voulaient pas négocier avec nous. Donc le truc classique, la préfecture a envoyé les CRS, ils ont muré l’usine. Nous, on est arrivé, comme chaque jour de concert, tranquillement vers midi. On a viré les vigiles qu’ils avaient laissés, ça a été rapide, ils n’ont pas insisté.
On a démuré, on a installé le matériel de sonorisation pour que le concert ait bien lieu, et là on a eu intervention des CRS. Dans un premier temps, ils ont encerclé l’Usine, il y a une négociation avec le commandant et un représentant de la préfecture, et ils nous ont posé un ultimatum. Soit ils donnaient l’assaut et ils confisquaient le matériel de sonorisation, soit on évacuait. Donc on a évacué, mais en se donnant le mot pour tous se retrouver. Des gens se sont placés aux différentes bouches de métro, on alertait tout le public qui arrivait sur la situation, le fait que les CRS encerclaient l’Usine… Et il y a environ 400 personnes qui se sont opposées au CRS, pendant toute la nuit… Cocktails Molotov, cars de policiers incendiés…
Le fait qu’il y ait un lieu qui commençait à faire parler de lui, avec un gros drapeau noir avec le A d’autonomie qui flottait, ce n’était pas supportable pour les gens. Comme chaque fois que des lieux un petit peu en marge se mettent en place, qui ne sont pas contrôlés et pas contrôlables… Le but ce n’était pas de garder le monopole, c’était qu’il y ait des petits frères des petites soeurs qui se mettent en place un peu partout. Et il y en a eu d’ailleurs ! L’Usine de Reims, Emmetrop à Bourges. C’est vrai que les usines sont des endroits extraordinaires. Tu as un espace super, même si pour le son c’est un petit peu plus dur, mais on ne demandait pas une qualité acoustique comme l’Olympia… Donc il y a une nuit d’émeutes, des arrestations, des procès, heureusement des bons avocats ont été mis dessus…
Comment avez-vous rebondi ?
Gérald Biot : Dans un premier temps, par l’organisation d’un gala de soutien Rock à l’Usine, au Cirque d’Hiver de Paris. Près de 3.000 personnes sont venues soutenir, en venant assister à un concert non-stop toute l’après-midi, avec les Hot Pants, La Souris Déglinguée, les Coronados, Parabellum, Garçons Bouchers…
Bérurier Noir ?
Gérald Biot : Ils étaient sur l’affiche, mais le même jour, ils s’étaient déjà engagés sur un gros concert de soutien en banlieue, où il y avait eu un gros problème. Ils nous avaient donc envoyé un message de soutien, qu’on avait lu. Il y avait les Ludwig, par contre.
Avec ce petit trésor de guerre, on a cherché d’autres lieux, d’autres usines… Mais on avait une image très dure sur le dos et, sans mauvais jeu de mots, beaucoup de boucliers se sont levés pour nous empêcher de réinvestir un lieu. On a réussi à louer des chapiteaux. On a beaucoup travaillé avec le milieu du cirque, et l’on organisait nos concerts sous chapiteau. En parallèle, on a aussi organisé le festival de Sexcles, en Corrèze. Là, pendant trois jours dans un grand champ, on a monté un festival avec plein de groupes, c’était rigolo, un festival bien punk dans le fief de Chirac, avec 4.000 jeunes. Ça, c’était durant l’été 86. Ensuite, chacun est parti dans des directions un peu différentes. C’est là que j’ai commencé à manager La Souris Déglinguée.