La France de 1976 est triste. Grise. En noir et blanc.
De l’autre côté des mers, aux Etats-Unis et en Angleterre le punk est en marche. Les Ramones, les Dead Boys aux États-Unis, les Sex Pistols outre-Manche font souffler un vent d’obscénité et de fureur. Elvis Presley, le King, n’y survivra pas et décédera d’une crise cardiaque en août 1977. Cette année symbolique marque le point de rupture entre l’avant et l’après punk. On parle ainsi du punk 77, même s’il est vain d’essayer de lui trouver une date de naissance. Dans les années 60, dans la Factory d’Andy Warhol ? En 1969, date du premier album des Stooges ? En 1975, date de création du fanzine Punk par Legs McNeil ? À moins qu’il ne faille remonter aux années 20, chez les Dadas, auxquels se réfèrent énormément les personnes interviewées dans cet ouvrage ?
Peu importe, le fait est qu’en 1976 sortent le premier album des Ramones aux États-Unis et le premier 45 tours des Sex Pistols en Grande-Bretagne. Le 6 décembre 1976 voit le premier concert de l’Anarchy Tour avec à l’affiche : Sex Pistols,The Damned, Johnny Thunder and the Heartbreakers, et les Clash.
Les jeux sont faits.
L’Angleterre, puis le monde entier découvrent le punk, et son lot de scandales, de provocations, d’émeutes, de plaisir.
Personne n’en sortira indemne. D’un côté ceux qui condamnent, qui essayent d’interdire, de censurer, et de l’autre, toute une génération assoupie par des groupes comme Pink Floyd et autres Eagles, qui voient dans le punk une échappatoire, une bouffée d’oxygène, un réel espace de liberté.
Au milieu des années 70, beaucoup sont revenus (encore eut il fallu qu’ils y soient allés !) du mouvement hippie, de ses promesses de libération sexuelle, de libéralisation des mœurs. Le punk, né d’une crise de valeur, va permettre à beaucoup de s’affirmer et d’envoyer paître tout un système obsolète et oppressant.
Car, au-delà de la pose maintes et maintes fois caricaturée, le punk permet à tout un chacun d’être, d’exister. Ou d’exister en étant ce qu’il est. Le “Do It Yourself” (fais le toi-même), est, qu’il soit conscient ou non, une des valeurs de base du punk.
Maintenant, on peut monter un groupe sans savoir jouer, on se débrouille avec ce qu’on a (ou pas !) pour faire ses fringues, ses journaux, sa musique. La volonté de casser les académismes, les conventions va être l’occasion de créer tout un réseau parallèle de lieux, d’expressions artistiques, de presse. Les fanzines, les squats vont se multiplier comme des petits pains et pallier le dédain et la censure des réseaux officiels. Cet espace de liberté va être le terreau d’une nouvelle esthétique musicale, graphique, inspirée, consciemment ou non de Dada, des Surréalistes, des Situationnistes.
Mais le punk n’est pas qu’esthétique.
Il est aussi politique, par ce qu’il est, et aussi par ce qu’il propose et la manière dont il le fait. Par son discours, anti-conformiste, libertaire, son attitude, volontiers provocatrice, et sa construction de réseaux parallèles, le punk, dans son essence est éminemment politique.
La théorie viendra par la suite, souvent portée par des groupes musicaux, et va pouvoir se décliner au fil du temps sur l’éventail de l’extrême gauche.
1977. L’Angleterre est en émoi face aux frasques médiatiques des Sex Pistols, et au déferlement de la vague punk. Cette année-là voit la sortie, entre autres de “White Riot” des Clash, “God Save The Queen” et “Pretty Vacant” des Sex Pistols, “Peaches” des Stranglers, “In The City” des Jam, “Your Generation” de Generation X , ou bien “ New Rose” des Damned… Autant d’uppercuts dans la face de la société bien pensante, autant de références…
Pourtant la France semble sourde à ce déferlement d’énergie outre-Manche… “La France dort” dira O.T.H..
Assommée par la crise et le choc pétrolier de 1974, épuisée par le tandem Giscard-Chirac (respectivement président et premier ministre), fatiguée du rock progressif (Ange et autres Magma) qui est alors la référence de la génération précédente. Et ce n’est pas le premier tirage de la loterie nationale, en mai 1976 qui va pimenter l’affaire…
Le déferlement de la vague punk n’a que très peu d’écho dans l’hexagone. Il n’existe, à l’époque, quasiment aucun relais médiatique à ce phénomène. Le P.A.F. est très réduit, trois chaînes, et l’innovation au niveau de la programmation n’est pas de mise. Il en est de même pour la radio, même si quelques stations consacrent des émissions, au cours de la nuit, au rock’n’roll. Les plus chanceux peuvent écouter les radios pirates qui émettent en anglais depuis l’estuaire de la Tamise…
Les maisons de disque n’ont pas encore compris qu’il y avait là un marché potentiel, et tous les précurseurs de la vague punk en France, Métal Urbain en tête seront obligés de signer chez des labels Anglais.
Pourtant, ça et là, des punks apparaissent, et des groupes. Ils ne savent pas forcément qu’ils sont punks, mais ils sont.
Le 21 août 1976 se déroule à Mont-de-Marsan, un festival autoproclamé “LE premier festival punk rock européen”. À l’initiative d’Éric Zermati, il aligne entre autres les Damned, Shakin’Street, Asphalt Jungle, Bijou. Cet événement est très symptomatique de (l’absence de) la scène française de l’époque. Même si des milliers de gens aujourd’hui prétendent avoir assisté à cette très belle affiche, depuis rentrée dans la légende, la foule présente compte plutôt 600 ou 700 personnes. Un succès, mais le public est majoritairementespagnol et anglais. Résultat du vide médiatique (Rock and Folk indiquant laconiquement : “Le festival de Mont-de-Marsan n’a pas été annulé”) et du dédain de la presse française.
La contamination du punk en France se fait doucement, notamment par “les grands frères de copain”, (à qui l’on n’a jamais rendu hommage, qu’ils en soient ici remerciés), qui ramènent, qui des disques, qui de la presse spécialisée, entre-autres de Londres. Pour beaucoup, la simple vision d’une pochette disque, de l’esthétique punk, et l’écoute de la fureur des premiers Damned ou Sex Pistols va être une vraie révélation.
Quelques groupes apparaissent, les précurseurs étant les Dogs de Rouen, Métal Urbain, Stinky Toys (où l’on retrouvera Elli Medeiros et Jacno qui connaîtront le succès dans une autre vie), Gazoline, les Guilty Razors. On peut aussi citer Asphalt Jungle, les Lyonnais Marie et les Garçons, Starshooter, les Olivensteins de Rouen.
Cette scène française, au départ parisiano-parisienne n’arrive pas à percer en France, pour beaucoup, (Stinky Toys, Métal Urbain), la Grande-Bretagne sera le salut pour sortir des disques et se produire sur scène. La France accuse un réel retard au niveau de cette scène rock, tant au niveau des structures (salles de concert, studios d’enregistrement), que de la culture. Les groupes sont isolés, il n’existe pas de réseau, pas de relais pour cette scène. “On n’avait pas conscience de ce qu’il se passait au-delà de notre quartier” est un leitmotiv des interviews des groupes de ces années-là. 1979 est un tournant dans l’évolution de la scène en France. On parle (parfois avec un certain snobisme) de deuxième vague punk, en Angleterre et en France. Les groupes français nés cette année-là s’éloignent du dandysme très présent dans les groupes de la première vague française. Beaucoup des “originaux” de 1977-78 considèrent que c’est fini, que ce n’est plus du punk. Les groupes de 1979 sont plus sauvages. On peut citer entre autres O.T.H., Oberkampf, La Souris Déglinguée, Les Cadavres. La scène anglaise change aussi, ce sont les débuts de la oi !.
1976-1979, les dés sont jetés, le vent est semé, mais tout reste encore à faire, notamment la récolte de la tempête…
1980.
Aux États-Unis, Reagan est élu président, et c’est toujours Margaret Thatcher qui dirige le Royaume-Uni. Ses politiques antisociales et son inflexibilité, entre autres face à la grève de la faim des républicains irlandais emprisonnés (qui aboutira au décès de Bobby Sands), puis face aux grèves des mineurs en 1984-85, vont être une donnée essentielle pour comprendre la radicalité du punk outre-Manche.
Dans l’Hexagone, la décennie démarre doucement… Jacques Chirac a laissé sa place de chef du gouvernement à Raymond Barre… Sic… Rien de neuf sous le soleil, la France vit au rythme trépidant des premiers épisodes de Dallas…
L’événement majeur de cette période consiste en l’élection, en mai 1981, de Mitterrand à la présidence de la république. L’union de la gauche fait encore rêver, les communistes sont dans le gouvernement de Pierre Mauroy, et dans les premiers temps va arriver une flopée de mesures sociales : mesures pour la régularisation de la situation des travailleurs immigrés, la semaine de 39 heures, la cinquième semaine de congés payés, la baisse de l’âge de la retraite à 60 ans.
Une de ces mesures concerne l’autorisation pour des radios associatives d’émettre sur la bande FM, de 87.5 à 104 MHz. Les radios pirates, jusque-là obligées de jouer au chat et à la souris avec les forces de l’ordre, deviennent légales, et l’on assiste à une explosion de ce média. Cet engouement est le signe d’une forte demande et de la vitalité associative de l’époque.
On va voir apparaître, sur de très nombreuses antennes, des émissions de rock et de punk. L’accès à la musique, commerciale ou non, se démocratise. Les groupes ont enfin un espace, (même s’il reste malgré tout relativement restreint), pour s’exprimer et se faire entendre.
C’est l’époque où la cassette est reine, un des supports privilégiés de la musique.
Clode Panik, dans la lettre qu’il avait envoyé à la presse pour expliquer son départ de Métal Urbain, fustigeait déjà les maisons de disque en France, où pour signer il fallait :
“- Être vieux (connaître du monde),
Avoir les cheveux longs (être insignifiant),
Jouer du hard-rock (plaire à la masse)
Chanter en anglais (pas dérangeant).”
Quatre ans plus tard, les choses n’ont pas beaucoup changé, et l’industrie de la musique, qui n’a toujours pas compris ce qu’il était en train de se passer, continue de dédaigner le punk, et s’évertue à trouver le nouveau “Téléphone”.
Il va falloir attendre 1982 pour voir des émissions télévisées qui vont parler de rock, les Enfants du rock, Platine 45. La presse musicale tarde aussi à prendre en compte le phénomène. Le punk et le rock “indépendant”, (le terme alternatif n’arrivera que plus tard), sont toujours dans l’undergound.
On assiste aux balbutiements de la construction de la scène. L’essor des radios libres s’est accompagné de l’apparition de fanzines, certains ayant fait date : New Wave, Burning Rome… On n’est jamais si bien servi que par soi-même… La scène reste très cloisonnée géographiquement. Les groupes n’ont pas de contact entre eux (à peine connaissent-ils l’existence d’une scène hors de leur région), et il n’existe aucune structure permettant de fédérer ce qui est en train d’éclore un petit peu partout en France.
Ainsi, sur tout le territoire (surtout dans les grandes villes) se développent des scènes locales, en butte aux mêmes problèmes que les groupes parisiens, la difficulté de monter sur scène, de se faire connaître. Là aussi, les témoignages de conditions de concerts déplorables sont pléthores. De plus, la scène de l’époque est très violente. Violence des boîtes de sécurité, mais aussi et surtout du public. Toutes les personnes interviewées dans ces pages s’accordent sur le fait qu’aller à un concert au début des années 80 est une gageure. Nul ne sait s’il va repartir avec blouson, pompes et argent…
Le microcosme punk et assimilé, même s’il reste petit, découvre le phénomène des bandes. Bandes affinitaires bien sûr, mais aussi géographiques (bande des Halles ou du Luxembourg), et aussi autour de“familles musicales”. On ne peut les citer toutes, les punks, les skinheads (qui à l’époque n’ont pas encore fait le tournant vers l’extrême droite), les rockers, les psychobillys… Globalement, la rareté de l’offre musicale fait que tout ce monde se côtoie dans tous les concerts, ce qui là aussi peut être source de conflits…
Les rares liens trans-régions vont être le fait des radios libres, qui vont (de manière très ponctuelle et sporadique), s’échanger des cassettes, des démos, et se tuyauter sur des groupes locaux.
Entre 1980 et 1982, la scène punk-rock française va s’autonomiser, dans tous les sens du terme. Elle va tout d’abord s’affranchir de l’exemple du punk anglais, qui restera quand même une référence, en développant son ou ses styles, ses réseaux. Elle va ensuite, petit à petit se rapprocher de la mouvance autonome (à moins que ça ne soit le contraire…). C’est tout naturellement que les deux mouvances vont se rencontrer. Le punk et l’autonomie sont en phase, sur de nombreux points, le rejet de l’ordre moral, le refus de la société deconsommation, avec ce besoin d’immédiateté, d’urgence, un côté offensif.
La mouvance autonome, en France, s’est radicalisée depuis les années 70, en suivant les exemples italiens et allemands, déjà passés à la lutte armée. Aldo Moro, président du parti de la Démocratie Chrétienne en Italie, a été exécuté en mai 1978 par les Brigades Rouges. En 1977, suite à l’annonce du “suicide” de Andreas Baader, Gudrun Ensslin, et Karl Jaspe, dans la prison de Stammhein, la Fraction armée Rouge exécute Hans Martin Schleyer, président du patronat allemand. En France, la mouvance autonome s’est construite notamment autour de la lutte antinucléaire, et de l’anti-Franquisme. L’antifascisme radical en France n’arrivera que plus tard, le F.N. n’étant encore à cette époque qu’un parti marginal.
Action directe existe depuis 1979, mais n’est pas encore passé à la clandestinité. Arrêtés en 1980, la plupart de ses militants bénéficieront en août et septembre 1981 d’une amnistie.
L’arrivée de la gauche au pouvoir, va dans un premier temps marquer un coup d’arrêt aux luttes sociales en France, et de fait marginaliser la mouvance autonome. Celle-ci, sur Paris va donc se concentrer sur les squats. De 1981 à fin 82-83, le nord-est parisien est truffé de squats, essentiellement le 19° et le 20° arrondissement. Ces squats sont différents, plus ou moins politiques, plus ou moins artistiques, parfois antagonistes. Certains, devenus mythiques, comme les Cascades, ou Pali-Kao (où sera enregistrée la première apparition de Bérurier Noir), organisent des concerts et/ou des performances artistiques.
Du coup, l’équation devient très simple. On met d’un côté une absence quasiment totale de lieu où peuvent se produire les groupes (hormis quelques MJC ou quelques salles où la bière est chère, et la sécu super violente), et de l’autre des lieux qui proposent des salles de concert avec un esprit alternatif. La nature à horreur du vide, le punk aussi, et c’est tout naturellement que les squats parisiens vont devenir LE lieu de rencontre des sphères punk/rock et militantes.
Il faut quand même noter que les conditions d’organisation de concert, de l’avis général, restent chaotiques à tout point de vue. Mais ils ont le mérite d’exister !
À l’époque, dans les concerts et dans les manifestations se nouent des liens entre les mouvances punk et autonome. Portés par les mêmes aspirations libertaires, les deux mouvances vont naturellement se retrouver dans les squats. L’autonomie va jouer le rôle de “branche politique du rock”. Même si cela ne va pas sans heurts, des désaccords politiques et culturels pouvant parfois être bien réels.
Il est évident qu’une grande partie de la structuration de la scène française qui aura lieu dans les années à venir prend ses racines dans ces lieux…
En 1983, l’état de grâce et les premières illusions des français sur le gouvernement de gauche ont du plomb dans l’aile… Les “110 propositions pour la France” du candidat Mitterrand ne sont plus qu’un vague souvenir (même si certaines ont été appliquées), et depuis quelques mois on assiste à une politique d’austérité avec le blocage des prix et des salaires. En 1983, inflation et chômage progressent, s’en est fini du programme commun. Pour rassurer le patronat un temps effrayé par le spectre soviétique et garder le franc dans le serpent monétaire européen, le gouvernement décide du “tournant de la rigueur”.
Le mouvement syndical est amorphe, aveuglé par le mythe d’une gauche au service des ouvriers. La situation est moins catastrophique qu’en Grande-Bretagne, mais même masqué par le vernis social-démocrate, le libéralisme est là… Politique accentuée par le gouvernement Fabius en 1984, auquel les communistes refusent de participer.
L’industrie sidérurgique est démantelée, le spectre du chômage commence à devenir une réalité sociale, il atteindra la barre symbolique des 10% de la population active en 1985. La même année, Coluche lance un appel au micro d’Europe 1 : ”… J’ai une petite idée comme ça, (…) nous on est prêts à aider une entreprise comme ça, qui ferait un resto qui aurait comme ambition, au départ, de distribuer deux ou trois mille couverts par jour…”. 20 ans plus tard, les Restos du Cœur auront servi sur l’année 2005, 67.000.000 de repas…
Depuis le début des années 80, on assiste dans les banlieues dortoirs accueillant des populations émigrées à de nombreux crimes racistes, qui n’entraînent pour leurs auteurs aucune condamnation pénale conséquente. L’été 1983 sera meurtrier, avec notamment l’assassinat d’un enfant de 9 ans abattu à la Courneuve d’une balle de 22 long rifle tirée par un voisin. Dans ce climat de tension extrême, des émeutes vont éclater, c’est notamment le cas aux Minguettes, en banlieue lyonnaise. Le 20 juin 1983, un policier tire sur Toumi Djaïdja, le blessant grièvement au ventre.
C’est de son lit d’hôpital que va être lancée l’idée d’une marche pacifique pour l’égalité et contre le racisme, qui sera connue comme “la marche des beurs”. Cette marche débute à Marseille en octobre. Partie dans l’indifférence générale (à peine une quarantaine de marcheurs), c’est une manifestation de 100.000 personnes qui accompagne son arrivée à Paris en décembre. Il faut dire que la marche a été mise en lumière par la mort d’Habib Grimzi, défenestré en novembre par des militaires, dans le train Bordeaux-Vintimille. L’extrême-droite récupère ces thématiques : chômage, insécurité, immigration, et le Front National commence à faire parler de lui. En 1983, Stirbois, allié à la droite, remporte les élections municipales à Dreux. En 1984, Le Pen passe la barre des 10% aux élections européennes. Le F.N. est maintenant une force politique nationale.
C’est pendant la campagne précédant les élections européennes que va se créer à Toulouse le S.C.A.L.P. (section carrément anti-Le Pen). La “salle de la piscine” où devait se tenir le meeting du leader d’extrême droite est plastiquée.
Début 1985, Action Directe (l’organisation avait été dissoute par le gouvernement fin 82), s’attaque de manière frontale à l’Etat français en abattant le général René Audran, responsable des affaires internationales du Ministère de la Défense.
Pendant ce temps, les faux époux Turenge, vrais agents de la D.G.S.E., font sauter le Rainbow-Warrior, bateau de GreenPeace, dans le port d’Auckland, en Nouvelle-Zélande. Cet attentat coûtera la vie d’un militant de l’association. Celle-ci se préparait à protester contre la reprise des essais nucléaires français à Mururoa. Charles Hernu, ministre de la défense, démissionnera en septembre.
À Paris, la période 1983-84 voit l’expulsion et la disparition des squats du XIXème et du XXème arrondissement. Mais la scène punk et rock est en train de se développer et de passer à un stade supérieur.
C’est à cette époque que se créent les labels, (essentiellement parisiens), qui vont donner les couleurs musicales et politiques à l’ensemble de la scène française jusqu’à la fin de la décennie. Parmi les plus importants, on peut citer Bondage Records, qui succédera à Rock Radicals Records, Gougnaf Mouvement en banlieue sud, V.I.S.A. (visuel, son, info, archive) label de cassettes issu d’une émission de radio libertaire, et Negative Records, nouveau label des Brigades.
À l’instar de Rock Radicals Records, tous ces labels, qui ne sont pas en concurrence, mais ensemble, à côté, se créent avec des valeurs communes. Une politique de petits prix, un mode de fonctionnement aux antipodes de l’industrie du disque classique. Les groupes signés (ou pas à l’époque !) ne sont pas des “produits” censés répondre à une hypothétique attente d’un public. Le choix se fait certes sur des critères musicaux, mais aussi et surtout sur des critères humains, des valeurs. Ici on parle de disque et pas de produit, de groupe et pas d’artiste. Le but est de diffuser de la musique, des idées, en faisant un gigantesque bras d’honneur à tout le show-biz. L’entraide via la coproduction de disques de groupes ou de compilation laissera quelques perles. On peut citer entre autres :“Les héros du peuple sont immortels”, une coproduction Kronchtadt Tapes/Gougnaf Mouvement avec entre autres La Souris Déglinguée, Camera Silens, O.T.H., Babylon Fighters, et “ViSA présente”, coproduction Bondage-V.I.S.A., avec The Brigades, Lucrate Milk, les Martyrs, le tout en live !…
Le degré de conscientisation et d’engagement politique est variable selon les labels. “Negative Records avait pour but de permettre à quelques groupes de rock radical, reggae et punk, basés en France ou ailleurs, de transcrire sur vinyl les tracts musicaux distribués dans les concerts alternatifs”, explique Vlad Dialectics, chanteur des Brigades.
Cette façon de voir n’est pas partagée par tous, mais il existe entre toutes ces structures des points communs. Les gens qui les ont montées viennent de la scène, ils ont été en butte aux mêmes problèmes de cherté, de pauvreté de l’offre… Naturellement, comme rien n’existe, ils créent des structures qui proposent ce qu’ils aimeraient trouver. Cette réflexion va suivant les individus et les structures, être l’objet d’une théorisation plus ou moins importante. Pour Bondage, il y a une réelle volonté de mettre en adéquation l’attitude, le fonctionnement, la musique et les paroles.
Mais l’explosion des labels à aussi lieu dans tout l’hexagone : Closer au Havre, Panx à Toulouse, Chaos en France à Orléans, Ripost à Blois… De même que pour les labels, la période 83-85 voit naître tous les groupes qui tiendront le haut de l’affiche et qui seront les fers de lance du rock alternatif. On peut citer dans le désordre, chez Bondage : Bérurier Noir, Ludwig Von 88, Nuclear Device, Washington Dead Cats, chez Gougnaf : Les Thugs, Hot Pants , Parabellum, Les Rats…
Faute de moyens, l’heure est toujours au système D, que ce soit pour les concerts, au niveau des salles mais aussi des tournées, des enregistrements, de la médiatisation. Encore une fois, le Do It Yourself est la règle, tant au niveau de la création (graphique, musicale), que de l’organisation. Des liens commencent à se nouer à travers la France, la scène n’est plus monopolisée par la capitale. L’émergence des labels à permis de montrer à tout un chacun l’existence de scènes locales. On peut citer Brest, avec les Collabos, Al Kapott, Bordeaux avec les Brigades (pas The Brigades !), Camera Silens, Toulouse avec SS20, Dau Al Set, Kambrones, Légitime Défonce, mais aussi Montpellier, les Sheriffs, O.T.H., les Vierges, Saint-Étienne avec Babylon Fighters, Blank SS, ou Sèvres : Hot Pants, Dirty District… La liste est sans fin.
Avec l’explosion du fanzinat, l’apparition de disquaires indépendants (il en existait déjà, mais leur nombre augmente significativement), de labels, d’associations, la scène prend conscience d’elle-même.
Une des caractéristiques de la scène de cette époque est son incroyable éclectisme musical, du rock’n’roll à la musique indus, en passant bien sûr par le punk et le reggae, la oi !, ou le ska. Le fait d’être dans la mouvance n’est plus juste une histoire d’esthétique…
“Les gaullistes transforment la France en un État policier”.
C’est le titre d’un article paru dans le Guardian, le 29 mai 1986. Et d’expliquer : “… Lire le Guardian n’est pas un délit sous le nouveau gouvernement gaulliste. Mais le fait d’être jeune est une provocation, un acte d’autant plus dangereux s’il s’accompagne d’une tenue originale, d’une coupe de cheveux étrange, d’une peau noire ou d’un goût pour la musique rock…”
L’article dénonce les effets pervers des lois anti-terroristes promulguées par le gouvernement Chirac suite à la vague d’attentats qu’a connue la France, et qui n’aboutiront à aucun résultat valable vis-à-vis des réseaux responsables, mais bien à une répression accrue contre des populations innocentes suspectées d’en être les complices potentiels.
En mars 86, la droite a remporté les élections législatives. Le 20, Mitterrand nomme Chirac premier ministre, la France connaît sa première cohabitation. Au gouvernement, un casting de choix… On peut citer entre autres, Alain Madelin, Ministre de l’Industrie, fondateur du groupuscule d’extrême droite Occident ; Gérard Longuet, secrétaire d’état puis ministre délégué, lui aussi fondateur d’Occident et du GUD ; Charles Pasqua à l’intérieur, ancien vice-président du service action civique (S.A.C.), Philippe de Villiers…
L’arrivée de Charles Pasqua au ministère de l’intérieur, va s’accompagner d’un sentiment d’impunité pour les fonctionnaires de police, et du franchissement d’un palier dans la violence de leurs pratiques. Loïc Lefèvre, William Normand, Malik Oussekine, Abdel Benyiahia sont les victimes les plus médiatisées de “bavures” policières, au nom de la lutte contre le terrorisme. “Il faut terroriser les terroristes” est le mot d’ordre de Pasqua, il renforce la législation sur les contrôles d’identités. Au mois de septembre, 101 Maliens sont expulsés vers le Mali.
Le gouvernement Chirac impose une politique libérale : suppression de l’ISF, privatisations massives, entre autres Saint Gobain, Paribas, Havas, la société générale, Suez et… TF1.
Car la situation des médias a radicalement changé en l’espace de 10 ans. Du monopole d’état en vigueur dans les années 70, on passe à la loi du marché en 1986. Au niveau des radios, la publicité sur les ondes est autorisée dès 84, et en 1986, ce sont les réseaux. Les radios choisissent de devenir des entreprises ou de rester associatives. Les gros proposent des ponts d’or aux associations pour racheter leurs fréquences… C’est la fin de l’heure de gloire des radios libres. C’est ainsi que le paysage radiophonique actuel se met en place.
En septembre 86 une loi sur l’audiovisuel est votée, cyniquement appelée “ loi sur la liberté de communication”… Elle annonce la fin du monopole de diffusion de TDF, le désengagement de l’état et entérine la décision de privatiser TF1, qui sera rachetée à hauteur de 50% par le groupe de BTP Bouygues.
Fin 1985 une loi a autorisé la création de chaînes privées. 86 voit ainsi la naissance de la 5, dirigée par Sylvio Berlusconi, et de la première chaîne musicale hertzienne TV6 qui durera un an. À cette époque apparaissent aussi les premières chaînes câblées (Paris première, Canal J…). Métropole télévision (M6) voit le jour en 1987.
Le paysage audiovisuel actuel est dessiné.
Pendant ce temps, en Ukraine, à Tchernobyl, une centrale nucléaire explose. Un nuage radioactif se répand sur l’Europe. Le gouvernement ne communique qu’au bout d’une semaine, par l’intermédiaire de François Guillaume, ministre de l’agriculture : “le territoire français, en raison de son éloignement, a été totalement épargné par les retombées de radionucléides consécutives à l’accident de Tchernobyl” … “À aucun moment les hausses observées de radioactivité n’ont posé le moindre problème d’hygiène publique”.
On a eu chaud…
Mais pas autant qu’à l’automne…
Le 11 juillet 1986, le conseil des ministres a adopté une nouvelle loi sur l’enseignement supérieur, plus connue sous le nom de “projet Devaquet”. Les syndicats étudiants dénoncent la sélection à l’entrée de l’université et entre les deux cycles, la hausse des droits d’inscriptions, la fin des diplômes nationaux, le développement de l’inégalité et de la concurrence entre les universités.
Le 22 novembre débute un mouvement étudiant très massif. On assiste à d’importantes manifestations, la répression policière est très violente. Les voltigeurs (policiers à deux sur une moto tout terrain. L’un conduit, l’autre est armé d’une matraque. Ils ont comme objectif de “nettoyer” les rues après les manifestations) s’en donnent à cœur joie. Le 5 décembre, Malik Oussekine, jeune homme de 22 ans meurt sous leurs coups, en marge d’une manifestation à Paris. Le tandem de l’intérieur, Pasqua-Pandraud, ne va pas condamner le crime.
Le 6 décembre, Louis Pauwels écrit un édito intitulé “Le monôme des zombies “dans le Figaro, qui en plus d’être complètement réactionnaire est du plus mauvais goût au regard de l’assassinat perpétré par les policiers la veille.
En voici quelques extraits :” Ces jeunes avaient entre huit et quatorze ans en 1981. Ce sont les enfants du rock débile, les écoliers de la vulgarité pédagogique, les béats de Coluche et Renaud nourris de soupe infra-idéologique cuite au show-biz, ahuris par les saturnales de “Touche pas à mon pote”, et, somme toute, les produits de la culture Lang…(…)… L’ensemble des mesures que prend la société pour ne pas achever de se dissoudre : sélection, promotion de l’effort personnel et de la responsabilité individuelle, code de la nationalité, lutte contre la drogue, etc., les hérisse… (…) … C’est une jeunesse atteinte d’un SIDA mental. Elle a perdu ses immunités naturelles ; tous les virus décomposants l’atteignent”…
Deux jours après, le 8 décembre, le gouvernement capitule face à ces “enfants du rock débile”, “atteints de SIDA mental”, et retire le projet Devaquet…
En même temps que la jeunesse se radicalise, la scène rock qui devient “alternatif” (suite a une interview des Bérurier Noir, où ils expliquaient faire du punk alternatif) se développe de façon exponentielle. Les années de retard qu’avait la France par rapport au monde anglo-saxon au niveau de la musique (et de ses infrastructures) se comblent à vitesse grand V. Sur tout le territoire, des centaines de groupes naissent, autant de fanzines, d’associations qui organisent des concerts.
Les groupes peuvent maintenant réaliser de vraies tournées en France (de manière plus ou moins chaotique), le public est au rendez-vous et en redemande.
La jeunesse issue des mouvements anti-Devaquet est une chambre d’écho extraordinaire au rock alternatif. Le morceau “L’empereur Tomato Ketchup”, hymne à la libération des enfants face à un monde d’adultes oppresseurs, réactionnaires devient un tube des manifestations lycéennes et estudiantines. L’alternatif devient réellement un “mouvement” avec une réalité, concrète, palpable, massive.
Les médias qui jusque-là dédaignaient cette scène ne peuvent plus faire l’impasse, le rock alternatif s’impose.
Il est de bon ton, en 86-87 de faire des papiers sur cette mouvance, le plus souvent en insistant sur le côté spectaculaire, caricatural des groupes : les clowns, tatoués, qui sont contre tout. Une espèce de vision folklorique de ces trublions mal fagotés, en pleine crise d’adolescence. On verra même au Printemps de Bourges en 1987 un plateau Bérurier Noir, Endimanchés, Nuclear Device, Parabellum. Cette pseudo-institutionnalisation de la scène va troubler le message et l’image des groupes et des labels.
Pourtant le discours et les actes sont radicaux. Alternatif veut bien dire alternatif au système en vigueur. Le rock alternatif ne fait pas de concession pour s’attirer la bienveillance des médias. Pour beaucoup, l’idée est d’imposer de nouvelles pratiques dans la scène musicale : disques et concerts à bas prix, avec toutefois un souci de qualité, S.O. antifa, contrôle du discours et de l’image médiatique… Le rock alternatif rassemble des groupes de styles très différents. Ce n’est pas une histoire d’esthétique, mais bien de pratiques, de valeurs. Et ces valeurs ont un écho extraordinaire dans la jeunesse…
Cet état de fait va intéresser beaucoup de monde…
-Les pouvoirs publics, débordés par le phénomène, qui vont essayer tour à tour de le récupérer, de le faire taire, de l’intimider…
-L’industrie du disque, face aux dizaines de milliers de 33 tours vendus réagit enfin, multipliant les ponts d’or, notamment envers le groupe Bérurier Noir, fer de lance du mouvement. Mais ceux-ci, qui sont les plus médiatiques, sont aussi les plus radicaux. Ainsi, quand ils passeront sur NRJ en 1987, ils imposeront un contrôle total de l’antenne, programmation musicale incluse. Ils n’accepteront pas la récompense du “Bus d’acier”, (aussi appelé “Grand Prix du rock français”, décerné par des journalistes et des représentants des médias audiovisuels), refuseront d’être dans les classements type top 50, renverront Virgin dans les cordes quand ceux-ci leur proposeront un contrat.
Les Bérurier Noir refusent toute compromission avec qui que ce soit. Leur position de leader malgré eux et leur radicalité agissent comme des gardes fous pour toute la scène alternative. Car celle-ci, qui a énormément grossi depuis quelques années, comportent énormément de groupes, pour qui les valeurs ne sont pas forcément identiques. Certains sont dans l’alternatif pace qu’ils ne veulent pas des majors, d’autres parce que les majors ne veulent pas d’eux.
Dès lors, l’annonce de leur séparation sera un peu vécue comme le glas du rock alternatif. En cette fin de décennie, beaucoup de groupes majeurs de la scène arrêtent, ainsi que de nombreux labels. Les majors vont s’empresser de mettre la main sur les restes de la scène, diluant complètement le message et les valeurs de l’alternatif. Bien sûr, le mouvement ne s’arrête pas le soir du 11 novembre 1989, date de leur dernier concert d’adieu, où Loran lance, comme un testament “Formez des groupes de rock libres !” Mais là, on rentre dans une autre histoire…