La Mano Negra est née des cendres d’autres groupes ?
Tom : Au début de la Mano on trouve Los Carayos. Ça se passe à Sèvres, où il y a une usine squattée. Tous les samedis des groupes viennent jouer dans ce squat, “Issue de Secours”. On va y retrouver des groupes comme O.T.H., Oberkampf, Parabellum… On est en 1984. C’est là qu’Alain, Tonio, Schulz et Manu se branchent pour former Los Carayos. Au départ, c’est juste pour un concert sur le marché de Sèvres, puis ça va continuer. Manu, qui jouait dans les Hot Pants sentait que leur musique était assez passéiste, les Carayos ce n’était pas non plus complètement son truc et il voulait faire la Mano Negra. Il voulait faire ça avec son frère, Santi, Mamak, saxo des Chihuahua, Alain contrebassiste des Wampas… Ça a commencé comme ça, en 87.
Alain : Le premier concert, on l’a fait sous le nom des “Ex”, parce qu’il y avait un ex-Wampas, un ex Hot Pants, un ex-Chihuahua… et très vite Manu a trouvé le nom…
Tom : Il avait vu ça dans une BD, d’un mec qui s’appelait Condor. On avait fait une enquête au cas où… Ça aurait aussi pu être un truc de fachos… Il s’est avéré que c’étaient des anarchistes andalous du début du siècle [dernier…, NDA], et aussi des anarchistes qui avaient assassiné l’archiduc je ne sais plus quoi, ce qui avait déclenché la première guerre mondiale. Donc c’était bon. Les Ex vont faire deux ou trois concerts. François propose à Manu de faire un 45 tours qui est un peu passé à l’as [Takin’ it up, NDA], et ils ont enquillé sur un album pendant l’hiver 87. Il est sorti au début de l’été. Beaucoup de monde était passé jouer sur cet album, ce n’était pas l’équipe de départ. Dans la formation d’origine, personne ne voulait lâcher son groupe. Que ce soit Alain, Mamack, Santi, tout le monde avait déjà deux groupes et ne voulait pas s’encombrer d’un troisième.Une bonne partie des Dirty District a joué sur cet album, des anciens Hot Pants…
Alain : Je suis resté six mois… Quand je joue dans un groupe, c’est un groupe… Pas un mec et ses accompagnateurs… Il y a eu ce problème-là avec Manu. C’était son truc. Quand on proposaitdes trucs en répète, si ça ne lui plaisait pas il n’y avait pas moyen que l’on essaye. Du coup tu t’impliques moins, tu n’es juste qu’un exécutant… Moi je ne peux pas… Un jour, il m’a fait : “je te sens moins…”. Évidemment que tu me sens moins… ! Et il a changé de formation…
Tom : Manu voulait former un groupe avec des gens plus stables, et il a rencontré les Casse-Pieds, par hasard, dans la rue. Ils ont commencé à jouer ensemble, ça a bien gazé. C’est là que j’ai rejoins la Mano Negra. J’étais jeune, j’avais 24 ans, mais je me sentais déjà à la limite du hors-jeu. J’avais fait mon premier album en 82 et je me disais là, il faut y aller. Tout le monde était un peu dans cet état d’esprit là, tout le monde y allait à fond. Tout le monde était disponible en même temps, et disponible à 100% pour le groupe. On n’avait plus rien à perdre… C’est cette équipe qui va assurer la tournée Patchanka. Le premier album a eu son effet. Par exemple, un journal comme Rock & Folk ne parlait quasiment jamais de groupes de la mouvance alternative… Ils ignoraient… Des groupes géniaux comme O.T.H., étaient complètement snobés… Patchanka avait eu un bon petit article. Il n’y avait que les Bérus qui avaient eu les grâces de cette presse spécialisée, mais c’était tout. On se disait faut y aller, faut y aller. On faisait toutes les émissions télé que l’on pouvait : “Les enfants du rock”, bien sûr, mais aussi les “aujourd’hui madame”, les “midi première”, les “bonsoir les filles”… Quand tu défends un truc que tu aimes bien, tout le monde y va de bon cœur. Et on avait envie que ça marche ! L’été 88, on est resté quasiment un mois chez Manu pour répéter. On était dans la cave, l’été, il faisait beau… À cette époque, on ne tourne pas beaucoup, deux ou trois concerts par mois, des petits plans, des bars… Par contre le bouche-à-oreille marche vachement bien, plus la notoriété des Hot Pants, on a vite fait beaucoup de monde. Les premières tournées étaient roots. On était neuf dans un camion, mais on s’entendait bien et on avait vraiment envie que ça marche. On rigolait bien, il y avait vraiment une bonne balance dans le groupe entre ceux qui étaient très sérieux ou très business comme Santi, et des mecs un peu foufous… Des mecs qui savent super bien jouer, des vrais brêles… Rires… Tout ça s’équilibrait. En six mois c’est monté en flèche, c’était vachement excitant. C’était la conjonction de plusieurs facteurs. Les gens étaient prêts pour ça, la musique correspondait au mood de l’époque… L’après-movida, les premiers films d’Almodovar… C’était une bonne conjoncture. Et ça jouait sur scène, les gens entendaient pour la première fois en live du rap mélangé à de la country, avec des cuivres, de la percu, une musique ensoleillée, chaleureuse… Même si l’on faisait semblant de jouer latino, parce que personne vraiment ne savait, mais ce n’était pas grave le cœur y était… Rires…
Comment composiez-vous ?
Tom : Sur le premier album, Manu avait écrit la quasi-totalité des morceaux. Après, on a plus travaillé ensemble, soit tout le groupe, soit individuellement avec Manu. Pour composer on jammait beaucoup. Et souvent on déclinait ces jams… C’est Manu qui amenait la majeure partie des textes.
Alain : Au bout d’un moment, il s’était aperçu que sa façon de bosser n’était pas la bonne et il m’avait rappelé pour me proposer de réintégrer le groupe, en me disant tu peux faire ce que tu veux de la contrebasse, des percus parce qu’il savait que j’aimais bien ça. C’était le moment où je commençais avec les Happy, et, même si je savais que ça commençait à exploser, qu’il y avait plein d’opportunités, j’ai préféré rester dans un vrai groupe, et faire ce qui me branchait. Je ne savais pas qu’il avait changé de mentalité.
Tom : Il avait déjà chanté plein de chansons en espagnol. Il avait pas mal flashé sur Fishbone, pour le côté plus ska, cuivré… Il voulait aussi aller vers le rap, la fusion. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Le rock à guitare on en avait soupé, il n’y avait eu que ça pendant dix ans, on avait atteint le paroxysme avec Discharge. Chez les Américains, on entendait de nouvelles sonorités…
Vous sortez votre premier album chez Boucherie Productions. C’est un choix philosophique ou uniquement le fruit de votre relation avec François ?
Tom : C’est plus une histoire de situation qu’un choix réel, la relation entre Manu et François.
Pour le deuxième album, vous partez chez une major, chez Virgin. Pourquoi ce virage ?
Tom : Les majors n’étaient pas comme maintenant non plus… Boucherie était chez Musidisc. Virgin offrait plus de possibilités pour le groupe. Manu avait envie de sortir de cette ambiance Boucherie/Musidisc, d’aller vers une ouverture. Virgin avait une super image, ils avaient les Rita Mitsouko, les Dead Kennedys, des choses nouvelles, fraîches, c’était le label où tu avais envie d’aller. C’était plutôt un gros indépendant qu’une major, en 1989… Ce choix a été vachement critiqué, et en même temps on n’était pas les défenseurs des labels indépendants, du monde alternatif… Les mecs des Casse-Pieds me disaient : “les labels indépendants à l’époque, ils nous jetaient… », donc ils n’avaient pas de raison de lutter pour eux.
Vous n’étiez pas sur la philosophie des Bondage, de l’indépendance à tous crins ?
Tom : Non, non, on était plus pragmatiques…
C’est un choix que vous avez regretté par la suite ?
Tom : Non, pas du tout… J’ai regretté que sur le dernier album, on n’ait pas fait notre propre label. Je te dis qu’on se foutait des labels indépendants, mais on n’était pas non plus à l’ouest… On avait monté notre propre édition tous ensemble, avec une espèce de capitalisme participatif où chacun avait des parts… Trouver un système un peu différent dans lequel chacun se retrouve, ça nous parlait, ça nous intéressait. On avait instauré une espèce de démocratie à l’intérieur du groupe. Tout le monde décide, tout le monde doit être d’accord… C’était un peu folklorique… Mais on était guidés par le bon sens… Il y avait quand même une très bonne cohésion dans le groupe.
Quel était le deal avec Virgin ?
Tom : Ce n’est pas comme au cinéma. Quand tu signes un groupe de rock tu n’as pas le producteur qui est tout le temps derrière. L’histoire de liberté artistique c’est un peu un faux débat. Peut être pour une chanteuse de variété, mais pour un groupe de rock c’est clair qu’il faut lui laisser sa liberté. Par exemple, je faisais les pochettes. C’est la première et la seule fois de ma vie où personne ne les voyait avant qu’elles ne sortent. Ils ne les découvraient qu’une fois imprimées et dans les bacs… !
En 89, sort donc l’album “Puta’s fever” :
Tom : C’est un disque qui est super réussi. Il y a plus de reggae dedans, il est plus posé. Il y a des recherches musicales. “Patchanka” c’était encore très rock’a’billy, ça restait très Hot Pants, “Puta’s Fever” avait plus d’ampleur, plus d’ouverture. Il y avait vraiment des couleurs de sons que j’aimais bien, des atmosphères. À part le titre “La rançon du succès”, c’est vraiment un album que j’aime beaucoup.
Là, l’influence espagnole, latine, est évidente !
Tom : Entre-temps on était parti en tournée au Pérou et en Équateur. Ça nous avait vraiment ouvert les oreilles. On était revenu plus sensible au truc. En 1988-89, on est parti jouer à l’étranger, en Hollande, en Amérique latine en 89… Et le groupe marchait internationalement, on chantait en français, anglais, espagnol, on n’avait pas UNE couleur musicale… Après Puta’s Fever on avait pris une ampleur nationale. Il n’y avait plus un bled où on ne faisait pas 1.000 ou 2.000 personnes. On jouait dans des halls d’exposition. Ça devenait des grosses tournées… En 89-90, on a tourné à bloc. Un truc comme 300 dates dans l’année, du coup on commençait à être très carré, mais par contre on n’a pas pris de temps pour chercher, faire des investigations musicales… C’est pour ça que “King of Bongo”, l’album suivant, a peut être ce côté un peu bateau… Il y a des trucs réussis dessus, mais il est sans surprise. On n’a pas pris le temps de le préparer… On vivait le truc à 100%. On ne restait pas chez nous à écrire nos chansons, faire des gammes. On était complètement ouverts sur l’extérieur, sur ce qu’il se passait de nouveau… On était curieux de nature. Cette époque, la fin des années 80, c’est le début des raves techno, des mélanges, fusion, hardcore, les squats, le mur de Berlin…. Partout où l’on jouait on était à l’affût de ce qui se passait dans la ville. On sortait tous en bande… C’est une époque où l’on pouvait faire deux concerts par soir… Après nos concerts on essayait toujours de trouver un mec qui avait un club, ou un squat. On n’était pas forcément le groupe en entier, on pouvait jouer en acoustique, faire un groupe de reprises punks… On était toujours sur la brèche, c’était mortel !!
Quels titres retiens-tu ?
Tom : King Kong Five : une espèce de fusion, avec des sons gogo, le son de Washington, c’était assez original, du dub avec un piano un peu funky. C’était assez finement vu. Et spontané, c’était un jam, en fait.
Soledad : Je le trouve super, une pure espagnolade à la Manu.
Guayaquil :Un bon petit reggae, avec une bonne ambiance, il est bien vu, on était en train d’inventer une espèce de reggae latino, c’était assez excitant. Sur le premier album, Mala Vida est vachement bien ! Même si on l’a beaucoup écouté…