D’où vient ce nom ?
Goy : Le nom “On a faim !” vient d’un tag évocateur laissé sur le mur d’une usine après le passage d’autonomes au début des années 80 sur Rouen. C’est JPL, militant anar et ouvrier d’une “putain d’usine” qui va s’en servir comme intitulé d’un fanzine qu’il va sortir plus ou moins régulièrement dès 1984 (bonne date, car symbolique en plus). Le nom de ce zine devait être révélateur de son contenu, de tout un peu, mais avec une conscience politique.
Dans quel ordre se sont développées vos activités : radios, fanzine, label ?
Goy : C’est donc le zine de JPL (futur écrivain prolétaire reconnu…) qui sera la base de l’aventure dès 1984, basé sur Rouen. Il y aura assez rapidement un réseau autour pour l’écriture de chroniques, d’infos diverses et surtout pour la distribution sur plusieurs villes. Un supplément sera même glissé dans le zine par la contribution des Bordelais traînant autour de l’Athénée Libertaire et du groupe Have Nots. Finement, et pour la (très) petite histoire, ces pages se nommeront “On a Soif !”. Complément musical pour évoquer le sud-ouest et sa scène alterno, cette branche fera aussi une émission de radio. La branche label arrive sur la fin des années 80, l’asso “On A Faim !” label est le résultat de l’évolution du zine. Depuis un moment, il y avait une distro K7 et vinyle de groupes et compiles chroniqués ou de potes, il y avait aussi des enregistrements produits par le zine (des concerts enregistrés et des compiles), toujours sous la forme K7. Il y avait aussi des demandes de groupes et l’envie de passer à l’objet disque (une sorte d’ancêtre du CD en plus grand, tout noir mais avec de vraies pochettes). La structure label de production, basée sur Poitiers était donc une sorte de continuité parallèle. D’autres activités (radio, dépôts, tables de presse…) ont été réalisées ensuite par divers membres proches, sur plusieurs villes Lyon, Marseille, Le Mans…
“On a faim !” (anarchy & music), c’est une histoire de rockers libertaires ou de militants mélomanes ?
Goy : Rires… Celle-là, elle est énorme quand tu vois la tronche des gars !! En fait, c’est avant tout une histoire de potes, proches du milieu anar, c’est sur, mais surtout dans une démarche de vie proche, sur fond musical hétéroclite. Pour reprendre tes termes, ce serait plus des anarcocos avec des oreilles, et qui aiment des ziques différentes. Pour les mélomanes, il faudra repasser, idem pour les militants dogmatiques et professionnels ou les porteurs de perfectos cloutés. La plupart d’entre nous n’ont jamais fait de zique, mais du dessin, de l’organisation de concerts, de la vidéo, voire surtout différents tafs en usine ou en asso.
Gil : Tous les vétérans d’OAF ! se sont rencontrés à la Fédération Anarchiste au début des années 80, où nous militions dans nos villes respectives : Rouen, Paris, Bordeaux… OAF ! LABEL a été créé par le groupe FA de Poitiers, puis, au fil des ans, l’équipe a changé pour devenir une nébuleuse de libertaires inorganisés, d’alternatifs, de rockers engagés et même un communiste !
La construction d’une contre-culture, c’était pour vous une forme de militantisme ?
Goy : Je ne sais pas si je parlerais d’une construction de contre-culture. Pour moi, c’était plutôt une façon de participer à une autre forme de culture que celle de l’époque. Le punk en musique et la scène politique radicale avaient ouvert des perspectives. Le “Do It Yourself” prenait sa valeur en se diffusant plus largement, avec de nouveaux acteurs comme les Bérus, et tout ce qui était “alternatif”. Les ondes radios s’ouvraient et les moyens de faire un zine se démocratisaient, donc pour moi, jeune punk, c’était l’occasion de participer à quelque chose. Devenir acteur plus que consommateur était aussi la chance de rencontrer des gens, des groupes, des lieux… Dans un second temps, peut-être qu’une forme de militantisme pouvait naître, avec la volonté de défendre cette scène en la faisant vivre, en y participant plus activement ou de façon plus engagée.
Au travers des compiles de soutien comme “À bas toutes les armées”, “Cette machine sert à tuer tous les fascistes”, jusqu’à “Résistance”, il y avait bien sûr une forme de militantisme, mais il était évident que la production de disques ne serait jamais un tremplin vers les masses laborieuses. Cela servait à entretenir des formes de combats, mais le public réel était déjà forcément averti. Une forme d’élite en quelque sorte, une minorité éclairée.
Gil : Batailler pour la contre-culture, c’est forcément un engagement militant, mais l’idée est surtout de se faire plaisir, ce n’est pas un sacerdoce ! Ouvrir des espaces libres dans le système capitaliste où l’on se sent bien, ne suffira jamais à le foutre par terre… Mais créer d’autres relations dans le rapport producteur/consommateur, c’est déjà un début…
Quelle était votre démarche politique via “On a Faim !” dans les années 80 ?
Goy : C’était avant tout des démarches individuelles, donc dans le rouge, le noir ou les deux. On a faim ! n’a jamais été une structure de la F.A. comme certains fafs ont pu le dire dans diverses publications nauséabondes. Certains zines étaient marqués, de même que certains labels (Noir et Rouge, Kanaï, Gougnaf, Bondage..), mais c’était surtout par les individus qui les composaient. OAF ! était proche des anars mais ce n’était pas une forme d’entrisme libertaire dans la scène alterno. La volonté était de faire quelque chose, d’entretenir des idées, de servir de passerelle. Les médias officiels ne pouvaient pas être suffisants à toute la scène qui se montait et qui voulait vivre. C’était une forme de participation à la création de 10.000 Vietnam, chère à Marsu, être des acteurs de ce qui se passe.
Gil : On A Faim ! est né après la longue grève des mineurs anglais de 84/85, à la suite des concerts de soutien organisés en France… Anarchy & Music ! Nous étions tous militants anarchistes et syndicalistes dans nos entreprises et avec OAF ! nous mélangions donc musique et luttes sociales, à la différence d’autres fanzines et labels essentiellement tournés vers l’alternatif.
Quels étaient vos compagnons de route ?
Goy : Avant tout un réseau de membres de groupes, de groupes, de dessinateurs, de fanzineux, des labels indé… Pas mal de gens hors de Babylone en fait. Certainement parce que le zine, comme le label, n’était pas dans le microcosme parisien.
Quelle était la ligne éditoriale du fanzine ?
Goy : Le sous-titre du zine c’était “anarchy & music”, une forme d’indication assez vague voulue par le fondateur et vénéré grand maître (qu’il nous illumine de ses visions pendant des siècles) JPL. Sérieusement, dans les zines il y avait des chroniques de bouquins, de disques, de BD, de concerts, des dossiers sur divers thèmes, des dessins, des montages, des interviews… JPL faisait le plus gros du taf après ses heures d’usine, et les participations étaient variées. Les thèmes évoquaient fréquemment des idées libertaires mais ne s’y cantonnaient pas.
Pour le label, comment se faisait le choix des groupes, des productions ?
Goy : Le choix ne s’est pas fait fondamentalement sur un style musical, les goûts de chacun étant variés : la cold-indus pour JPL, le Ska reggae pour Gil et Huggy, punk lourd et hard core pour moi, le rap hip-hop pour Karel… À l’origine il y avait presque toujours une compilation, (comme Ni Jah ni maître), c’était l’occasion de recevoir plein de démos, ensuite des rencontres en concerts, des accroches avec des individus de ces formations et la participation à la réalisation d’un album.
C’est donc plus par contact humain que par ambition musicale que s’est fait le truc. Une bonne partie des groupes sont devenus des potes et des amis depuis comme les Rude Boy System, Les Have Nots, les Abdomens, les Kargols, les Skunk… Pas question de faire bénévolement des productions sans échanges humains, pas de sélection sur une pseudo qualité musicale non plus. De vraies convictions et pratiques de vie valent mieux que tous les beaux discours mis en musique dans un super studio, avec plein de fric. Gil : Nous n’avons quasiment jamais choisi un groupe après l’écoute d’une démo, c’est toujours par des rencontres et dans des domaines parfois autres que la musique que les projets ont vu le jour. Les critères de choix n’étaient pas musicaux (il suffit de voir le catalogue pour constater qu’il y avait de tout !), mais basés avant tout sur les relations humaines, les comportements avec le public, la démarche… Comme tout le monde était bénévole au label et que quelques compiles marchaient bien, nous pouvions nous permettre de nous embarquer sur des coups de coeur un peu casse-gueules, sans avoir l’obligation qu’ils soient rentables. Chaque sortie de disque était d’abord l’occasion de nous retrouver avec le groupe pour faire la fête ! Nous assurions la logistique du mieux que nous pouvions avec des moyens très limités, mais les groupes ne se reposaient pas sur nous pour tout faire, au contraire…
Quel bilan tirer de ces années ?
Goy : On s’est bien marré, on a rencontré plein de monde (dont une bonne partie qu’on voit toujours), gavé de concerts et de longues nuits de ziques et débats-échanges (dont on pouvait récupérer plus rapidement), plein de découvertes, de mobilisations, d’organisations de trucs… Voilà au niveau perso. Un bilan un peu plus objectif reste plus complexe à tirer. Je pense, que l’énergie était vraiment présente, que les choses bougeaient dans une sorte d’entraînement réciproque. Une association faisait un truc, des gens se bougeaient, en rencontraient d’autres qui organisaient des choses un peu plus tard à leur tour.
Le “Do It Yourself” fonctionnait pas mal. Un peu comme la scène techno-free party plus tard que je ne connais pas, mais qui me semblait procéder de la même façon. Pour la scène dite “rock” peut être que ce furent les dernières braises de liberté avant que tout ne soit repris dans une démarche de pro, avec le statut de zicos et le commerce qui a récupéré le terrain perdu ou laissé à l’abandon.
Plein d’espoirs déçus (dixit Camera Silens) au niveau politique, sur la radicalité ou l’autonomie en passant par les squats, l’antifascisme, “la jeunesse emmerde le F.N.”, “plus jamais de 14%”, et la lutte contre le racisme qui est passée à côté de la montée du communautarisme qui vire sectaire.
Mais aussi sur les expériences de débats multiples qui s’ouvraient à tous les thèmes, et se sont fait piéger dans des chapelles complètement étanches et élitistes. Espoirs déçus enfin, sur la mise en place d’un réseau de solidarité qui reposerait sur le collectif hors des batailles d’égos (ce qui de toute façon n’était pas gagné dans un domaine où ceux-ci sont bien souvent surdimensionnés)… Au (petit) niveau du label, le bilan est toutefois fort positif, une quarantaine de titres sortis dans des domaines musicaux variés (du HxC au ska, en passant par le rap et le blues). Le tout en bénévoles, avec le passage de plein de gens et des amitiés durables. Les compiles de soutien sont une sorte de fierté, des toutes premières à la dernière en soutien à Yves et aux FTP marseillais [Francs-Tireurs Partisans, auteurs de sabotages de locaux et matériels du F.N., pendant la période de la conquête des villes de Toulon, Orange, Marignane, Vitrolles par l’extrême droite, NDA] elles représentent bien au travers des groupes, des musiques et des idées, ce qui a pu nous faire avancer.
Pour finir sur un point résolument optimiste, je préfère citer une phrase toujours d’actualité “les petits ruisseaux font les grands fleuves”. Chacun a amené sa pierre avec ses moyens, son temps son énergie, ses idéaux et l’aventure continue un peu partout, plein de trucs se font, se transforment. Pour nous, la fin d’OAF ! Label a été facile, le relais s’est fait par les anciens Have Nots et l’asso Rastaquouère et Rastak Prod sur Bordeaux.
Comment expliquez vous la déroute du rock alternatif à la fin des années 80 ?
Gil : Le rock alternatif est issu des luttes autonomes et du mouvement des squatts parisiens, où furent organisés les premiers concerts. Ensuite, ça a été le contraire, des combats militants se greffaient autour du rock (voir par exemple la naissance partout en France des SCALP dans le sillage des concerts des Bérus, Brigades, Ludwig, ND, etc…), ça a été la grande époque des concerts de soutien… Une nouvelle génération de groupes est apparue, très engagée dans ses textes, mais aussi désireuse de vivre de sa musique, la professionnalisation des zicos, l’intermittence… Alors qu’auparavant, les membres des groupes avaient tous un autre boulot et ne vivaient pas dans une petite bulle artistique.
Goy : Pourquoi la déroute ? La sortie de route peut être. Je sais les procès contre la Mano présentés à l’époque comme des traîtres et des vendus pour avoir signé sur une major. Avaient-ils une si grande influence qu’ils aient condamné toute la scène à eux seuls ? Pareil pour les Bérus qui ne pouvaient plus gérer comme ils voulaient leur troupe et les exigences d’une scène de plus en plus grosse et peut être de moins en moins politisée ? Outre ces deux exemples, une foule de groupes se sont pourtant créés, et un bon paquet d’assos également qui ont fait la poursuite du mouvement dit alterno dans les années 90. L’essoufflement me semble ultérieur à 1989, plus dans la décennie qui a suivi. Peut-être un manque de renouvellement des gens, du public, de façon de militer, de s’investir. La société de consommation individualiste l’a emporté et a montré que la zique et ses grandes messes ne pouvaient suffire à changer ou orienter un public. La disparition des leaders semble montrer qu’il faut toujours des exemples à suivre, voire des maîtres à penser, ce qui dans une scène qui se revendiquait libertaire amène des réflexions…